Lèvres litchis
Martine Gonfalone-Modigliani
éditions du Tanka francophone, 2015
Préface
Le tanka, genre lyrique datant
des premiers temps de la littérature japonaise, constituait l’apanage des gens
de Cour. Forme poétique très raffinée,
« tanka » (waka, alors) signifie
littéralement « poésie chantée ». Ainsi était-elle exprimée dans le Japon
ancien. Un de ses thèmes favoris, lié à la nature, était l’amour, thème
universel illustré dans l’histoire de la littérature par bien des courants
poétiques.
Lèvres litchis, qu’on considèrera comme un renga – enchaînement poétique dû
normalement à plusieurs poètes –, à une voix ici, s’inscrit dans la tradition
en illustrant de bout en bout l’amour. Martine Gonfalone-Modigliani débute par
un « Prélude », allusion aussi bien à un morceau musical qu’à des
jeux érotiques. Elle termine par un « Envoi », comme pour une
ballade. Le mot « ballade » est issu de l’ancien provençal « ballada » ou
« danse ». À l’origine une chanson de
danse, la ballade comporte un refrain. Sa rythmique, en quelque sorte
« circulaire », n’est pas sans rappeler le mouvement du renga
classique, ainsi que les grands cycles de la création, ou la symbolique yin-yang
du couple.
Ancrée dans le cosmos, la présente composition
poétique enchaîne les versets en six mouvements, dont les titres sont liés à la
fois aux quatre éléments vitaux, eau, terre, feu, vent, et aux cinq sens :
« Immersion », « Effluves », « Brûlure »,
« Caresse », « À tout vent », « Éclats ».
Entre l’être humain et son environnement, se crée une alchimie née de l’écoute
attentive du monde. L’émoi qui en découle est évidemment d’autant plus intense
que la personne s’ouvre aux charmes de l’amour.
Martine Gonfalone-Modigliani
pose un décor digne des premières heures de la création de l’humanité : un
îlot tropical bercé par les flots, avec sa « plage déserte », « le
calme du lagon », l’homme, la femme, et le fruit à croquer.
On sait combien les îles ont
nourri, continuent de nourrir, l’imaginaire poétique et les fantasmes amoureux
de nombreux artistes, écrivains ou peintres… à commencer par Homère, dont le
héros Ulysse se voit retenu sept ans sur Ogygie par la très passionnée
Calypso ; plus près de nous, on songe à la « dame créole » de Baudelaire, connue là-bas, « Au pays parfumé que le soleil caresse » ; ou encore au poète
Saint-John Perse, très marqué par son identité insulaire, qui déclare à propos
d’« Amers » que « la puissance de la mer [symbolise] à la
fois le mouvement de la vie, le désir amoureux et la parole poétique ». Du
côté des peintres, on revoit le fameux tableau de Watteau, « Embarquement
pour Cythère », une île de la mer Égée, symbole des plaisirs amoureux, qui
abritait un temple dédié à la déesse de l’amour Aphrodite. L’île, fragment de
terre remonté des profondeurs de l’univers, comparable aux contrées
obscures qui surgissent de l’inconscient, se pare dans les rêves d’innombrables
atouts propres à susciter le vertige.
Martine Gonfalone-Modigliani a
vécu les dix premières années de sa vie de couple sur l’île de La Réunion.
Peut-on imaginer nom mieux prédestiné pour rimer avec idylle amoureuse ? Écrin de quelques kilomètres carrés de superficie, déposé au creux
des flots et poussé vers le ciel, cette parcelle de territoire déploie de
singuliers contrastes forgés par la conjugaison des éléments. L’eau, le vent,
le feu et les soubresauts de la terre y ont sculpté des paysages bruts de
cratères, cirques, failles, ravines, côtes façonnées au gré des coulées de
lave, d’où émanent un charme envoûtant. En
outre, ses autres caractéristiques, climat tempéré, végétation luxuriante, faune
notable, carrefour pluriethnique et multiculturel, ont vocation à procurer une
jouissance sensuelle et spirituelle.
La poésie de Martine
Gonfalone-Modigliani porte une intense charge érotique sublimée par les images
issues du contexte naturel. Cet érotisme dépasse la fusion charnelle d’un homme
et d’une femme : il envahit tout l’espace, intime, public, festif, animal,
végétal, minéral, aérien...
Il est présent d’abord dans la
géographie des lieux façonnés par la conjonction des principes féminin – la terre
et l’eau –, et masculin – le roc, le vent et le feu. Le couple, et la nature
qui l’encadre, sont accordés au même diapason : « fougueuse
cascade », « falaise drapée d’écume », « écharpe de coton
rose autour du piton »…
Symbole féminin et maternel,
lieu d’abandon et de confiance, l’eau préside aux rites d’initiation, comme
celui de l’amour charnel ici. Souterraine et aérienne, elle est censée faire
gravir les étages de la connaissance :
dans le calme du lagon
lente la montée des eaux
Sous ces climats tropicaux où
la pluie se déverse en abondance, à la saison chaude, la terre, comme la femme,
est féconde. Les plaines et les versants se couvrent de champs de canne,
fougères arborescentes, camphriers, palmiers,
bananiers, frangipaniers, tulipiers et toutes sortes de fleurs aux
formes et carnations troublantes que l’insecte butine.
Les fleurs, telles la fleur
d’allamanda, « en forme d’entonnoir et d’un jaune très soutenu », concentrent
aussi en elles les principes féminin (cavité, fertilité) et masculin (soleil,
miel). Elles allient intrinsèquement la terre et l’eau, l’air et
le soleil.
le soleil.
Les fruits, qui mûrissent en
abondance, participent des délices des lieux, ainsi que le suggère le titre
général du recueil, chargé de sensualité et de gourmandise Lèvres litchis. Le fruit, c’est la chair, qui apparaît dans de
nombreuses déclinaisons de blancs et de roses, ou dans les lignes sculptées de
la danseuse hindoue, dans la peau cuivrée d’un coupeur, le corps perlé d’eau de
l’amant, les reins cambrés d’un homme rythmant la maloya autour des femmes... Parachevant cette poésie des couleurs,
des formes et des sons, la saveur des toponymes, ou appellations des
manifestations locales, offre aussi un pittoresque régal : « Bassin
du Diable », « noms de tous les saints » baptisant les villages,
« Bal la poussière »…
Nombre d’ingrédients flatteurs
ajoutent encore de la volupté à la volupté : parfums subtils, « odeur
de l’ylang-ylang », essences de bois… soulevés par quelque alizé complice,
regard entendu d’un gecko, chatouillis d’un insecte,
magie du « chant des crapauds-buffles », « robes virevoltantes », bijoux et grelots, rythmes et mélopées, souffles, corps à corps d’un slow dans la moiteur et la pénombre… Tout concourt à créer une ambiance lascive invitant au lâcher-prise, au point de « ne plus entendre les vagues se briser sur le récif ».
magie du « chant des crapauds-buffles », « robes virevoltantes », bijoux et grelots, rythmes et mélopées, souffles, corps à corps d’un slow dans la moiteur et la pénombre… Tout concourt à créer une ambiance lascive invitant au lâcher-prise, au point de « ne plus entendre les vagues se briser sur le récif ».
Lents préludes que la foudre
peut enflammer d’un seul coup.
Le feu est omniprésent sur une
île volcanique. Et là, plus qu’ailleurs, il s’offre dans tous ses états :
langue de lave, cratère de la Fournaise, toujours prêt à souffler les
entrailles torrides de la terre, « feu sur l’autel », brasier de la
fête, la Source Chaude... Sa vigueur n’a d’égale que la fougue brûlant les
cœurs et les corps des amants. Car la flamme amoureuse est encore richement
illustrée à travers toute la gamme de rouges offerts par l’environnement :
« piment-oiseau », cardinal en livrée nuptiale vermillon,
« robes rouges », « fleur d’hibiscus en jupon carmin »,
« pétales de sang » des flamboyants…
Planant sur cet univers de
fougue et d’exubérance, le vent nourrit chaque espace, chaque parcelle de la
création, sans doute aussi chaque recoin de l’imaginaire, élan de l’âme ou
vibration du corps. De connivence, il peut souffler la tendresse, caresse tiède
effleurant la nuque, balançant au passage les plumeaux de canne ; mais il
est aussi prompt à s’emballer, à se métamorphoser en monstre déchaîné, ouragan
ou cyclone, détruisant tout sur son passage. Il rappelle que le parcours
initiatique comporte aussi des embûches et qu’il faut se garder de tenir comme
acquis l’instant de grâce présent : tout comme le nid suspendu,
dangereusement malmené par la tempête, l’amour est susceptible d’être balayé
d’un souffle imprévu. Tel est le sens de l’envoi.
Le thème de l’amour, tellement
exploité déjà dans la littérature, est difficile à renouveler. Mais Martine
Gonfalone-Modigliani, à travers une écriture ciselée, délicate et sensuelle, a
su en éviter les écueils, fadaises et autres lieux communs. Livrant là un beau
recueil de tankas, elle invite à savoir accueillir avec délectation les merveilles prodiguées par la
nature… Et ce d’autant plus qu’elle possède une conscience aiguë de la fragilité
de toute destinée.
Lire en se délectant le présent
recueil, Lèvres litchis, y revenir
pour mieux le savourer encore.
Danièle DUTEIL, juin 2015
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