mardi 31 mai 2016

TANKA, GONFALONE-MODIGLIANI MARTINE : Lèvres litchis



Lèvres litchis

Martine Gonfalone-Modigliani

éditions du Tanka francophone, 2015

Préface




Le tanka, genre lyrique datant des premiers temps de la littérature japonaise, constituait l’apanage des gens de Cour. Forme  poétique très raffinée, « tanka » (waka, alors) signifie littéralement « poésie chantée ». Ainsi était-elle exprimée dans le Japon ancien. Un de ses thèmes favoris, lié à la nature, était l’amour, thème universel illustré dans l’histoire de la littérature par bien des courants poétiques.
Lèvres litchis, qu’on considèrera comme un renga – enchaînement poétique dû normalement à plusieurs poètes –, à une voix ici, s’inscrit dans la tradition en illustrant de bout en bout l’amour. Martine Gonfalone-Modigliani débute par un « Prélude », allusion aussi bien à un morceau musical qu’à des jeux érotiques. Elle termine par un « Envoi », comme pour une ballade. Le mot « ballade » est issu de  l’ancien provençal « ballada » ou « danse ». À l’origine une chanson de danse, la ballade comporte un refrain. Sa rythmique, en quelque sorte « circulaire », n’est pas sans rappeler le mouvement du renga classique, ainsi que les grands cycles de la création, ou la symbolique yin-yang du couple.
 Ancrée dans le cosmos, la présente composition poétique enchaîne les versets en six mouvements, dont les titres sont liés à la fois aux quatre éléments vitaux, eau, terre, feu, vent, et aux cinq sens : « Immersion », « Effluves », « Brûlure », « Caresse », « À tout vent », « Éclats ». Entre l’être humain et son environnement, se crée une alchimie née de l’écoute attentive du monde. L’émoi qui en découle est évidemment d’autant plus intense que la personne s’ouvre aux charmes de l’amour.

Martine Gonfalone-Modigliani pose un décor digne des premières heures de la création de l’humanité : un îlot tropical bercé par les flots, avec sa « plage déserte », « le calme du lagon », l’homme, la femme, et le fruit à croquer.
On sait combien les îles ont nourri, continuent de nourrir, l’imaginaire poétique et les fantasmes amoureux de nombreux artistes, écrivains ou peintres… à commencer par Homère, dont le héros Ulysse se voit retenu sept ans sur Ogygie par la très passionnée Calypso ; plus près de nous, on songe à la « dame créole » de Baudelaire, connue là-bas, « Au pays parfumé que le soleil caresse » ; ou encore au poète Saint-John Perse, très marqué par son identité insulaire, qui déclare à propos d’« Amers » que « la puissance de la mer [symbolise] à la fois le mouvement de la vie, le désir amoureux et la parole poétique ». Du côté des peintres, on revoit le fameux tableau de Watteau, « Embarquement pour Cythère », une île de la mer Égée, symbole des plaisirs amoureux, qui abritait un temple dédié à la déesse de l’amour Aphrodite. L’île, fragment de terre remonté des profondeurs de l’univers, comparable aux contrées obscures qui surgissent de l’inconscient, se pare dans les rêves d’innombrables atouts propres à susciter le vertige.
Martine Gonfalone-Modigliani a vécu les dix premières années de sa vie de couple sur l’île de La Réunion. Peut-on imaginer nom mieux prédestiné pour rimer avec idylle amoureuse ? Écrin de quelques kilomètres carrés de superficie, déposé au creux des flots et poussé vers le ciel, cette parcelle de territoire déploie de singuliers contrastes forgés par la conjugaison des éléments. L’eau, le vent, le feu et les soubresauts de la terre y ont sculpté des paysages bruts de cratères, cirques, failles, ravines, côtes façonnées au gré des coulées de lave,  d’où émanent un charme envoûtant. En outre, ses autres caractéristiques, climat tempéré, végétation luxuriante, faune notable, carrefour pluriethnique et multiculturel, ont vocation à procurer une jouissance sensuelle et spirituelle.
La poésie de Martine Gonfalone-Modigliani porte une intense charge érotique sublimée par les images issues du contexte naturel. Cet érotisme dépasse la fusion charnelle d’un homme et d’une femme : il envahit tout l’espace, intime, public, festif, animal, végétal, minéral, aérien...
Il est présent d’abord dans la géographie des lieux façonnés par la conjonction des principes féminin – la terre et l’eau –, et masculin – le roc, le vent et le feu. Le couple, et la nature qui l’encadre, sont accordés au même diapason : « fougueuse cascade », « falaise drapée d’écume », « écharpe de coton rose autour du piton »…
Symbole féminin et maternel, lieu d’abandon et de confiance, l’eau préside aux rites d’initiation, comme celui de l’amour charnel ici. Souterraine et aérienne, elle est censée faire gravir les étages de la connaissance :
dans le calme du lagon
lente la montée des eaux
Sous ces climats tropicaux où la pluie se déverse en abondance, à la saison chaude, la terre, comme la femme, est féconde. Les plaines et les versants se couvrent de champs de canne, fougères arborescentes, camphriers, palmiers,  bananiers, frangipaniers, tulipiers et toutes sortes de fleurs aux formes et carnations troublantes que l’insecte butine.
Les fleurs, telles la fleur d’allamanda, « en forme d’entonnoir et d’un jaune très soutenu », concentrent aussi en elles les principes féminin (cavité, fertilité) et masculin (soleil, miel). Elles allient intrinsèquement la terre et l’eau, l’air et
le soleil.
Les fruits, qui mûrissent en abondance, participent des délices des lieux, ainsi que le suggère le titre général du recueil, chargé de sensualité et de gourmandise Lèvres litchis. Le fruit, c’est la chair, qui apparaît dans de nombreuses déclinaisons de blancs et de roses, ou dans les lignes sculptées de la danseuse hindoue, dans la peau cuivrée d’un coupeur, le corps perlé d’eau de l’amant, les reins cambrés d’un homme rythmant la maloya autour des femmes... Parachevant cette poésie des couleurs, des formes et des sons, la saveur des toponymes, ou appellations des manifestations locales, offre aussi un pittoresque régal : « Bassin du Diable », « noms de tous les saints » baptisant les villages, « Bal la poussière »… 
Nombre d’ingrédients flatteurs ajoutent encore de la volupté à la volupté : parfums subtils, « odeur de l’ylang-ylang », essences de bois… soulevés par quelque alizé complice, regard entendu d’un gecko, chatouillis d’un insecte,
magie du « chant des crapauds-buffles », « robes virevoltantes », bijoux et grelots, rythmes et mélopées, souffles, corps à corps d’un slow dans la moiteur et la pénombre… Tout concourt à créer une ambiance lascive invitant au lâcher-prise, au point de « ne plus entendre les vagues se briser sur le récif ».
Lents préludes que la foudre peut enflammer d’un seul coup.
Le feu est omniprésent sur une île volcanique. Et là, plus qu’ailleurs, il s’offre dans tous ses états : langue de lave, cratère de la Fournaise, toujours prêt à souffler les entrailles torrides de la terre, « feu sur l’autel », brasier de la fête, la Source Chaude... Sa vigueur n’a d’égale que la fougue brûlant les cœurs et les corps des amants. Car la flamme amoureuse est encore richement illustrée à travers toute la gamme de rouges offerts par l’environnement : « piment-oiseau », cardinal en livrée nuptiale vermillon, « robes rouges », « fleur d’hibiscus en jupon carmin », « pétales de sang » des flamboyants…
Planant sur cet univers de fougue et d’exubérance, le vent nourrit chaque espace, chaque parcelle de la création, sans doute aussi chaque recoin de l’imaginaire, élan de l’âme ou vibration du corps. De connivence, il peut souffler la tendresse, caresse tiède effleurant la nuque, balançant au passage les plumeaux de canne ; mais il est aussi prompt à s’emballer, à se métamorphoser en monstre déchaîné, ouragan ou cyclone, détruisant tout sur son passage. Il rappelle que le parcours initiatique comporte aussi des embûches et qu’il faut se garder de tenir comme acquis l’instant de grâce présent : tout comme le nid suspendu, dangereusement malmené par la tempête, l’amour est susceptible d’être balayé d’un souffle imprévu. Tel est le sens de l’envoi.

Le thème de l’amour, tellement exploité déjà dans la littérature, est difficile à renouveler. Mais Martine Gonfalone-Modigliani, à travers une écriture ciselée, délicate et sensuelle, a su en éviter les écueils, fadaises et autres lieux communs. Livrant là un beau recueil de tankas, elle invite à savoir accueillir avec  délectation les merveilles prodiguées par la nature… Et ce d’autant plus qu’elle possède une conscience aiguë de la fragilité de toute destinée.
Lire en se délectant le présent recueil, Lèvres litchis, y revenir pour mieux le savourer encore.

Danièle DUTEIL, juin 2015

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