mercredi 18 janvier 2017

Joanne MORENCY



Tes lunettes sans ton regard

Haïbun

Joanne Morency

Par Danièle Duteil


 
 











Éditions David, 79 p., ill., oct. 2016 ; prix : 14,95 $. ISBN : 978-89597-551-9


Lorsque le monde vacille, en suspens entre passé, présent et futur, comment le saisir ? Comment retenir le temps compté et ces instants précieux qui entourent le départ d’un être cher, quand il s’inscrit encore en creux dans chaque action accomplie, dans chaque objet, cahier abandonné sur la table de chevet, sac à main suspendu derrière la porte ?
Rendant compte de cette échelle temporelle brouillée, Joanne Morency choisit le haïbun, ce genre qui marie prose poétique et haïku, pour exprimer l’indicible, … ce qui se voit. Ce qui ne se voit pas. La présence. L’absence.

matin gris
disparue sous la pluie
la blancheur d’hier


Le récit, dans Tes lunettes sans ton regard, évoque par touches légères les circonstances. Des phrases brèves, dans lesquelles l’ellipse du verbe ou celle du sujet en disent plus long qu’un discours. À certains moments, les blancs et les silences prennent alors le relai de la parole pour dire le désarroi devant une réalité trop difficile à admettre

j’allonge les minutes, confie l’auteure, sachant très bien qu’elle ne maîtrisera pas longtemps l’inéluctable compte à rebours. Les gestes, les regards, les inflexions de la voix, deviennent soudain plus précieux que jamais. Surtout, ne rien bousculer : les mots s’échappent au goutte à goutte, scrutant à la loupe une attitude pour la graver dans la mémoire :

Tu avales les couleurs, une à une.

Le haïku marque souvent un arrêt sur image, sorte de parenthèse atemporelle de la vie. Mais si celle-ci n’en continue pas moins de dérouler son fil, elle porte désormais les stigmates de l’absence :

nuit agitée
le chaton à la recherche
de sa mère

sur la commode
tes lunettes
sans ton regard

 Il faut désormais apprendre à découvrir le monde à travers ses propres yeux. Les lunettes ont à voir avec la spiritualité et la connaissance. De même, le miroir. Ce thème du miroir, déjà largement décliné dans Mon visage dans la mer, (même auteure, même éditeur), est cher à Joanne Morency. Objet complexe, sa symbolique est multiple.
Offrant une image de soi, il peut aussi refléter l’âme. Ici, elle est fracassée par les événements, tout comme l’identité de la personne qui se fragmente soudain :

hall d’entrée
décrocher les trois miroirs
qui me morcellent

Quand s’échappe le temps des parents, l’existence s’en trouve considérablement bouleversée. Ainsi, au milieu de cette dérive de soi, des parcelles d’enfance depuis longtemps enfouies peuvent ressurgir. Rassurantes, elles relient aux racines :

essayage de manteaux
dans chacune des poches
un bonbon

Et alors, le puzzle prend sens : tout se tient. Nous sommes tous maillons de la même grande chaîne cosmique jamais interrompue. Là où un être disparaît, un autre être apparaît, celui qui sommeillait en nous :

dans la glace
tes yeux
sous ma frange

Le miroir éclaire d’autres faces, inconnues, celles de la personne en devenir, le double toujours façonné par le moule initial :

Je pars t’acheter une nouvelle robe de chambre. D’une couleur qui te plaît, de la bonne longueur et sans dentelle…

miroir
de la salle d’essayage
moi    plus tard

Mais il apprend aussi finalement que tout sentiment de possession est vain, chaque séparation constitue un rappel de cette loi incontournable :

cadre échappé
ta silhouette de jeune mariée
sous la vitre cassée

La mère, à elle seule, est « une province, et beaucoup davantage »[1]. Il n’est pas étonnant alors que la reconstruction nécessite de retrouver un lieu où pouvoir relever la tête, où l’on se sent bien, au sein de la nature, en communion avec les éléments et soi-même.  Ce pays est pour Joanne Morency la Gaspésie, et plus exactement la municipalité de Maria, cela ne s’invente pas.

De retour sur le banc de Maria, j’entraîne mon frère à la mer. Papa entretient un feu de grève mourant. […] Me voilà bel et bien revenue à ma place sur le globe.


Le haïbun, depuis son origine, prend souvent la forme d’un journal relatant au fil des jours des épisodes marquants de l’existence. Tout comme Issa, dans son Journal des derniers jours de mon père[2], Joanne Morency a choisi ici de s’exprimer sous cette forme. Ce genre classique japonais ancien convient parfaitement pour évoquer ces moments où la parole devient superflue. La prose poétique et le haïku mêlés ajoutent de l’intensité à la narration. Le sentiment finalement prévaut, contenu et pudique.


[1] Parodie de Joachim Du Bellay (1522-1560), s’exprimant ainsi, dans son poème Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage : Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
[2] Kobayashi Issa (1763-1828) : Journal des derniers jours de mon père, haïbun traduit du japonais classique par Seagan Mabesoone, éditions Pippa, 2014. ISBN : 978-2-916506-54-8.

mardi 17 janvier 2017

HAÏKUS DE LA CORDE A LINGE



Haïkus de la corde à linge


Collectif haïkus, dir. D. Duteil, éditions Renée Clairon, Revue Rivalités, décembre 2016. ISSN : 2371-5863


Par Danièle Duteil





Je me souviens d’un jardin tout en longueur traversé d’un bout à l’autre par la corde à linge. Le fil, distendu en plusieurs endroits, témoignait des bons et loyaux services rendus par celle qui, bon gré, mal gré, devait supporter chaque semaine le poids de la garde-robe d’une famille nombreuse.
Chaque mardi, été comme hiver, les couleurs des huit marmots et de leurs parents pavoisaient sous le ciel changeant de la rive océane : « Il y a toujours un rayon de soleil dans la journée pour sécher les langes du petit Jésus » disait mémé. Elle avait connu l’eau du puits, la planche, le savon de Marseille, et l’étendage des draps au grand air, sur un carré d’herbe.
À l’époque du tout électrique, la corde à linge tombe peu à peu en désuétude. On la trouve encore dans les jardins campagnards ou banlieusards, se balançant au gré du vent, hérissée l’automne venu de deux trois pinces oubliées. D’elle émane finalement cette touche de « wabi-sabi » propre aux choses ordinaires qui balisent nos vies dès le plus jeune-âge. Sorte de cordon ombilical, elle fait remonter de l’enfance des souvenirs à jamais ancrés : silhouette maternelle aux bras tendus vers le fil, odeur du foyer, cour ou lopin de terre qui accueillirent nos premiers pas… Elle figure la simplicité des heures  et la longueur des jours, quand nous ne courions pas après le temps. Finalement, partout où elle continue de s’offrir à la vue, elle déploie un je ne sais quoi de rassurant, lié sans doute à notre prime mémoire. Qu’elle barre les ruelles du Sud, là où son droit à s’exhiber sans vergogne perdure, étalant ses joyeuses couleurs au vu et au su de tous, qu’elle déroule pour les oiseaux un perchoir de choix, ou retienne en collier de perles translucides la dernière giboulée, elle ne laisse pas indifférent.
En réalité, elle constitue un lien entre présent et passé, entre les saisons, entre membres d’une même famille, entre voisins, entre plusieurs histoires... Un lien et un fil d’information, dévoilant l’intime des gens et ces événements, tantôt heureux tantôt sombres, semés sur le cours des existences.

En définitive, les Haïkus de la corde à linge résonnent en nous beaucoup plus profondément que nous le l’escomptions d’abord. Nous faisant rebondir avec gourmandise d’une page à l’autre, ils dégagent une saveur telle qu’ils n’engendrent jamais la satiété.


sur le jardin sans fleurs
et les fils sans linge
l’hiver s’installe

Monique Junchat

balade à vélo –
au bas de mon pantalon
deux pinces à linge

Michel Duflo


D. D.


vendredi 13 janvier 2017

Michel ONFRAY : Avant le silence




Éditions Galilée, septembre 2014, 14 € / ISBN : 978-2-7186-0911-9




Michel Onfray

Avant le silence : Haïkus d’une année



Achevant la lecture du recueil de Michel Onfray, Avant le silence : Haïkus d’une année, je referme une parenthèse de douze mois, de mars 2013 à mars 2014, d’un printemps à un autre printemps. Entre ces deux saisons, prend place le déroulé des jours, minutieusement datés, assorti de la mention de l’heure, de la minute, de la ville et du lieu précis. Chaque détail revêt une importance majeure, comme s’il devait être gravé dans la mémoire, comme s’il fallait coûte que coûte retenir – instinct prémonitoire ?  ces parcelles de vie avant que toute trace ne s’efface.

Tic-tac de la pendule
Lumière blanche
Le prunier tremble.

Lundi 25 mars 2013, 12h 02
Argentan

Alors que la nature s’éveille, le compte à rebours débute pour la compagne de l’auteur : il ignore encore que l’échéance est si proche. Le temps semble suspendu aux secondes, à ce qui advient sans que nul n’y puisse rien changer. Le monde est perçu par les sens de manière fragmentaire, il apparaît presque flottant, fragile comme la neige de printemps, le soleil miniature, le premier papillon, la fleur de cerisier. Autant de touches de presque rien, parfois traversées d’un souvenir, ver luisant de l’enfance, geste du père qui n’est plus… ou d’une réflexion sur le devenir de toute vie nécessairement vouée à la disparition.

Le jour, la nuit, à l’écoute de l’univers, de la vastitude et du minuscule, de l’espace-temps qui se rétrécit et se dilate à l’envi, au gré des circonstances, le poète se recentre :

Dans le jardin zen
Vidé de moi
Plein du monde.

Lundi 13 mai, 0h 50, dans mon lit
Souvenir de Kyoto

L’été survient, escorté de son soleil insolent face à une réalité brutale, martelant à trois reprises le diagnostic de fin de vie. L’existence apparaît alors bien dérisoire :

Vivre ?
Une longue maladie
Puis mourir

Sans date, début août

Quelques évocations de la nature encore, puis l’espace s’inverse : l’écriture tout à coup se concentre sur ELLE, mais sans s’appesantir. Tout va tellement vite d’ailleurs, le temps d’un soupir :

Jeudi 8 août
Soleil d’été
C’est fini.

14h 05
À Caen, où j’attendais

Au cœur de la belle saison, il faut apprendre à vivre avec l’absence, avec une partie de soi amputé, comme vit / le poulet au cou coupé. L’heure ne signifie plus grand-chose, les saisons elles-mêmes semblent bouleversées :

Dans Tigreville
Un singe en hiver
Longe la plage

Dimanche 1er septembre, 18h
Villerville

L’automne est bref, trempé de larmes en tous lieux, ponctué de fractures et de visions d’arrachement qui disent assez l’état d’esprit de l’auteur : coquille de noix tombée du ciel, oiseau mort, chapeaux ayant perdu la tête, illusion d’un visage sous la glace. Les préparatifs des fêtes renforcent encore le sentiment profond d’isolement et de morosité :

Lumières de Noël
Petits feux des solstices
Nuits les plus longues

Jeudi 5 décembre, 17h 30
Dans les rues de Bruxelles

La longue nuit de l’hiver s’insinue à travers le texte et le noir s’impose comme
couleur dominante :

Pierres noires
Cathédrale noire
Nuit noire.

Vendredi 28 février, 20h 40
Clermont-Ferrand

La lumière du jour se fait discrète, pâle ou blanche, réduite à sa plus simple expression, rai, tronçons de lune.

Le temps de la solitude venu, le « je » surgit un peu plus fréquemment :

Sous ma fenêtre
Départ des enfants pour l’école
Moi il y a un demi-siècle

Lundi 27 janvier, 13h 25
Dans le jardin de Chambois

Curieusement, alors que l’homme semble reclus, il apparaît dans une multitude de lieux : à Caen, Sète, Bordeaux, Évry, Chambois, Clermont-Ferrand, Villerville, sur l’île Maurice. Occupations professionnelles ou congés peut-être. De cette mobilité cependant se dégage une impression de fuite, comme une volonté d’échapper à la réalité si pesante…

Trop hauts
Trop lourds
Bambous effondrés

Lundi 27 janvier, 10h 30
Idem

Mais comment l’esprit pourrait-il s’échapper quand tant de visions, habituellement anodines, le renvoient  justement à sa préoccupation essentielle, en quelque lieu qu’il soit ?

Gracile sur le sol
Depuis hier
La libellule morte

Samedi 15 mars, 6h 30
Île Maurice

Avec le retour du printemps, le cycle des saisons s’achève. La roue continue de tourner, inéluctablement. La vie, ordinaire et fascinante, côtoie la mort, non moins ordinaire et fascinante. Les deux derniers haïkus revêtent un caractère presque surnaturel : le masque, qui peut apparaître comme le symbole de la mémoire des ancêtres, veille, tandis que la cendre des défunts devient encore plus cendre.

Dans le miroir
Le masque africain
Me regarde

Nuit de dimanche à lundi, 2h
Chambois

Effondré sur lui-même
Après l’incendie
Le funérarium

Lundi 24 mars, 11h 30
Argentan, devant le cimetière, en allant à Caen

Toute trace disparaît. Le silence retombe.


Pourquoi l’auteur a-t-il choisi le haïku pour confier ces moments difficiles de sa vie ? Vraisemblablement parce que la parole est superflue, en de telles circonstances. Les grandes souffrances étant muettes, le haïku, « poème sans mots », semble le mieux adapté à les évoquer, sans ostentation. Forme minimale, il rappelle, s’il le fallait encore, la petitesse de l’être humain face à sa destinée.

Danièle DUTEIL