Tes lunettes sans ton
regard
Haïbun
Joanne Morency
Par Danièle Duteil
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Éditions David, 79 p., ill.,
oct. 2016 ; prix : 14,95 $. ISBN : 978-89597-551-9
Lorsque le monde vacille, en
suspens entre passé, présent et futur, comment le saisir ? Comment retenir
le temps compté et ces instants précieux qui entourent le départ d’un être
cher, quand il s’inscrit encore en creux dans chaque action accomplie, dans chaque
objet, cahier abandonné sur la table de chevet, sac à main suspendu derrière la porte ?
Rendant compte de cette échelle temporelle
brouillée, Joanne Morency choisit le haïbun, ce genre qui marie prose poétique
et haïku, pour exprimer l’indicible, … ce
qui se voit. Ce qui ne se voit pas. La présence. L’absence.
matin gris
disparue sous la pluie
la blancheur d’hier
Le récit, dans Tes lunettes sans ton regard, évoque par
touches légères les circonstances. Des phrases brèves, dans lesquelles
l’ellipse du verbe ou celle du sujet en disent plus long qu’un discours. À
certains moments, les blancs et les silences prennent alors le relai de la
parole pour dire le désarroi devant une réalité trop difficile à admettre
j’allonge les minutes, confie l’auteure, sachant très bien qu’elle ne
maîtrisera pas longtemps l’inéluctable compte à rebours. Les gestes, les
regards, les inflexions de la voix, deviennent soudain plus précieux que jamais.
Surtout, ne rien bousculer : les mots s’échappent au goutte à goutte,
scrutant à la loupe une attitude pour la graver dans la mémoire :
Tu avales les couleurs, une à une.
Le haïku marque souvent un
arrêt sur image, sorte de parenthèse atemporelle de la vie. Mais si celle-ci n’en
continue pas moins de dérouler son fil, elle porte désormais les stigmates de
l’absence :
nuit agitée
le chaton à la recherche
de sa mère
sur la commode
tes lunettes
sans ton regard
Il faut désormais apprendre à découvrir le
monde à travers ses propres yeux. Les lunettes ont à voir avec la spiritualité
et la connaissance. De même, le miroir. Ce thème du miroir, déjà largement
décliné dans Mon visage dans la mer, (même
auteure, même éditeur), est cher à Joanne Morency. Objet complexe, sa
symbolique est multiple.
Offrant une image de soi, il
peut aussi refléter l’âme. Ici, elle est fracassée par les événements, tout
comme l’identité de la personne qui se fragmente soudain :
hall d’entrée
décrocher les trois miroirs
qui me morcellent
Quand s’échappe le temps des parents,
l’existence s’en trouve considérablement bouleversée. Ainsi, au milieu de cette
dérive de soi, des parcelles d’enfance depuis longtemps enfouies peuvent
ressurgir. Rassurantes, elles relient aux racines :
essayage de manteaux
dans chacune des poches
un bonbon
Et alors, le puzzle prend sens :
tout se tient. Nous sommes tous maillons de la même grande chaîne cosmique
jamais interrompue. Là où un être disparaît, un autre être apparaît, celui qui
sommeillait en nous :
dans la glace
tes yeux
sous ma frange
Le miroir éclaire d’autres
faces, inconnues, celles de la personne en devenir, le double toujours façonné
par le moule initial :
Je pars t’acheter une nouvelle robe de chambre. D’une couleur qui
te plaît, de la bonne longueur et sans dentelle…
miroir
de la salle d’essayage
moi plus tard
Mais il apprend aussi
finalement que tout sentiment de possession est vain, chaque séparation
constitue un rappel de cette loi incontournable :
cadre échappé
ta silhouette de jeune mariée
sous la vitre cassée
La mère, à elle seule, est « une
province, et beaucoup davantage »[1].
Il n’est pas étonnant alors que la reconstruction nécessite de retrouver un
lieu où pouvoir relever la tête, où
l’on se sent bien, au sein de la nature, en communion avec les éléments et
soi-même. Ce pays est pour Joanne
Morency la Gaspésie, et plus exactement la municipalité de Maria, cela ne
s’invente pas.
De retour sur le banc de Maria,
j’entraîne mon frère à la mer. Papa entretient un feu de grève mourant. […] Me
voilà bel et bien revenue à ma place sur le globe.
Le haïbun, depuis son origine,
prend souvent la forme d’un journal relatant au fil des jours des épisodes
marquants de l’existence. Tout comme Issa, dans son Journal des derniers jours de mon père[2],
Joanne Morency a choisi ici de s’exprimer sous cette forme. Ce genre classique
japonais ancien convient parfaitement pour évoquer ces moments où la parole devient
superflue. La prose poétique et le haïku mêlés ajoutent de l’intensité à la
narration. Le sentiment finalement prévaut, contenu et pudique.
[1] Parodie de Joachim Du Bellay
(1522-1560), s’exprimant ainsi, dans son poème Heureux qui, comme Ulysse, a
fait un beau voyage : Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?
[2] Kobayashi Issa (1763-1828) : Journal des derniers jours de mon père, haïbun traduit du japonais
classique par Seagan Mabesoone, éditions Pippa, 2014. ISBN : 978-2-916506-54-8.
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