jeudi 13 octobre 2016

Alain KERVERN - LA CLOCHE DE GION

Alain KERVERN


La cloche de Gion



Essai





Éditions Folle avoine, janvier 2016, 25,00 euros. EAN : 978-2868102249.




La Cloche de Gion est un essai consacré principalement au haïku et à l’almanach poétique. S’interrogeant sur la perception du réel, il renvoie à la notion de temps, perçue dans le haïku à travers l’emploi du mot de saison, ou kigo.
Dès la Chine ancienne, les adeptes du Tao (la Voie) s’accordaient au mouvement naturel de l’univers, tentant d’en approcher la vérité. Dans la pensée japonaise, héritière de la culture chinoise, « la poésie ouvre un passage entre l’homme et la réalité invisible ». Le moine Saïgyo (1118-1190), grand poète waka, chantait déjà la nature et prônait le détachement. De même, Matsuo Bashô (1644-1694) chercha à saisir le monde par « la contemplation et l’ascèse poétique ».
Le peuple japonais observe minutieusement les moindres évolutions saisonnières révélatrices d’une constante transformation à l’œuvre dans l’univers, réalité que le haïku laisse entrevoir : l’almanach poétique répertorie les mots clés des saisons, se faisant «  l’écho de ces maturations saisonnières qu’il est souvent non seulement difficile de percevoir, mais encore de nommer. ».
Le haïku a franchi les frontières au début du XXe s. pour s’internationaliser finalement aujourd’hui. Mais celui créé au Japon  révèle une sensibilité au monde différente de celui pratiqué dans les autres pays : en Occident, la conscience de soi reste forte, distinguant nettement « sujet » et « objet », alors que la pensée japonaise tient le moi en retrait, percevant la réalité d’un autre point de vue.
Les Japonais ont un sens aigu de l’impermanence du monde. À travers les siècles, les œuvres poétiques mettent en évidence  un sentiment de « nostalgique solitude » en lien avec l’idée de vulnérabilité et d’instabilité. Ainsi, dès « la tradition chinoise de l’époque T’ang (618-907) », le voyage constitue-t-il une « métaphore du cours de l’existence humaine », marqué par la précarité. À l’ère Heian, où la poésie est florissante à la Cour impériale, revient régulièrement dans les waka, parmi d’autres images ou symboles récurrents, le thème de la cloche dont le son rythme l’inexorable fuite du temps.
La conviction d’une réalité instable traverse les arts et les siècles. Le poème en chaîne, ou renga (devenu ensuite renku), développé par Sôgi (1421~1502), ainsi que les joutes poétiques, illustrent également ce sentiment d’une réalité instable, éclatée, reflet d’un monde flottant. Aujourd’hui encore « c’est par une approche légère, au rythme de la composition de haïkus, que les Japonais reviennent sans cesse à l’expérience du vécu qui, toujours fuyant, se renouvelle pourtant ».
La création poétique japonaise s’inscrit parallèlement dans une démarche collective : « L’exploration et le questionnement d’un réel en perpétuel devenir est un défi pour lequel la quête poétique d’un seul ne saurait suffire. ». Une expression collective qui s’exprime aussi bien dans la pratique du renku, que celle du tensaku (correction du poème par le maître), ou encore à travers l’existence de l’almanach poétique (Saïjiki), « un des médiateurs de la tradition par excellence entre une émotion individuelle et son expression collective ».
C’est parce que la réalité est changeante est instable que Bashô tient pour essentiel de la saisir dans son jaillissement, en écartant toute interprétation personnelle et en « épousant entièrement le grand mouvement naturel du cosmos », dans la succession des saisons. Si le langage, source d’erreur, sert à exprimer cette réalité, il existe d’abord « par rapport à un contexte ».
Le haïku constitue peut-être un mode d’expression artistique privilégié, comparé à d’autres formes artistiques, pour approcher la réalité du monde. En le modernisant, Masaoka Shiki (1867-1902) rompt avec la tradition, tout en posant la question de savoir « ce que le haïku doit restituer de la réalité ». Le XXe siècle sera ensuite marqué par de multiples expérimentations visant à « restituer le plus fidèlement possible les diverses faces de la réalité ». Alain Kervern en détaille les différentes formes et évolutions. Il remarque aussi, qu’en ce début du XXIe siècle, le Japon amorce un retour « vers la fraîcheur originelle », poussé par un besoin de retrouver « les racines de l’invariant ». La catastrophe de Fukushima n’est sans doute pas étrangère à ce mouvement, souligne-t-il.
Aujourd’hui, la majorité des haïjins respectent « les règles de l’école néo-classique : dix-sept syllabes, une césure, et le fameux mot de saison ».

En deuxième partie, l’auteur explique l’almanach poétique, appelé en japonais Saïjiki. Il dégage notamment l’importance, pour les Japonais, du mot de saison, ou kigo, qui témoigne d’une observation méticuleuse des changements à l’œuvre dans la nature, mois après mois, saison après saison. « Traditionnellement, un haïku n’appartient à ce genre poétique que s’il se nourrit d’émotions nées du spectacle changeant des saisons », affirme Alain Kervern, tout en soulignant les différences climatiques marquées entre les régions dans l’archipel nippon.
Avec l’internationalisation du haïku, particulièrement criante lorsque se tient la première rencontre de la World Haiku Association à Tolmin (3 septembre 2000), des poètes tels que l’Américain William J. Higginson ont proposé un almanach poétique international, démontrant ainsi « la possibilité d’une vocation internationale de l’almanach poétique japonais. ».
Définissant non seulement le mot de saison, mais encore le thème de saison (kidaï), Alain Kervern en clarifie le fonctionnement à l’intérieur du haïku. Le mot de saison constitue un lien entre « l’expérience individuelle et l’expérience collective, il renforce l’appartenance de l’un et de l’autre au même réseau de correspondances. ». L’auteur relève encore que « Depuis toujours, dans toutes sortes de domaines, l’histoire du peuple japonais est rythmée par ces retours sur les valeurs de l’invariant, sortes de respirations plus longues permettant de se recentrer sur soi-même. ».
On découvre aussi, force détails à l’appui, que l’almanach poétique est né de « trois grands courants lexicaux », le premier lié aux activités agraires, le second s’inspirant « des documents impériaux répertoriant les us et coutumes favorisant la bonne marche de la vie des hommes et de l’univers », le troisième étant issu d’un mouvement culturel profond visant à se dégager de l’influence chinoise, à partir du IXe siècle.
Alain Kervern s’attarde sur « les multiples résonnances de l’expression saisonnière », mettant en évidence « la nature encyclopédique de l’almanach poétique qui se double d’une fonction pédagogique. ».
L’almanach poétique est organisé « en sept parties pour chaque saison », ou selon les Kihon-Kigo, « mots de saison fondamentaux » sans cesse enrichis de mots nouveaux : « ces mots de saisons […] font la poésie fugitive de l’instant japonais. ». Alain Kervern en analyse la portée et les nuances.
Concevoir un almanach poétique soulève bien des difficultés telles que le choix des poèmes pour illustrer la saison, celui des mots de saison, une division du temps compatible à la fois avec le calendrier grégorien et « l’antique calendrier luni-solaire »…
L’essai décrit ensuite l’évolution internationale du haïku, mettant l’accent sur l’importance du Symposium International du Haïku tenu à Tôkyô le 11 juillet 1999. En découla, le 12 septembre, la fameuse « Déclaration de Matsuyama » qui jetait les bases d’une pratique mondiale du haïku.
À l’occasion des cinquante ans de l’Association du Haïku Contemporain, fut publié le Gendaï Haïku Contemporain, ou almanach poétique contemporain, à la fois témoin de la tradition historique, et écho « des plus récentes évolutions du haïku contemporain. ».
Alain Kervern expose les divers points abordés dans la « Déclaration de Matsuyama », Matsuyama étant la patrie de Masaoka Shiki, « père du haïku moderne » : interrogation sur les causes de l’engouement.des étrangers pour le haïku, nécessité « d’une réflexion approfondie sur les rapports entre l’homme et la nature », thèmes du haïku, accord du rythme aux différentes cultures… C’est cet esprit de la « Déclaration de Matsuyama » qui présida lors du 1er World Haïku Festival, en 2000, à Londres puis Oxford, et que l’on retrouve pour la seconde rencontre à Nara, en octobre 2003.

La fin du livre reproduit les tables des matières de l’Almanach poétique contemporain : Gendaï Haïku Saïjiki[1] et de l’Almanach Poétique à Usage du Haïku (Kadokawa Shôten)[2].

L’essai, La cloche de Gion (prononcer GU) constitue un ouvrage de référence passionnant, extrêmement dense, richement documenté et argumenté, dont toute personne férue de haïku prendra utilement connaissance. 

Danièle DUTEIL
 

[1] Edité par l’Association du Haïku Contemporain (Gendaï Haïku Kyokaï) en 1999.
[2] Dernière édition 1997 (41e édition).


Monique JUNCHAT

Charivari, haïku





Éditions Tapuscrits, juin 2016. Photos de Gérard Dumon, préface de
Philippe Quinta. Prix : 8.80 euros. ISBN : 979-10-94418-21-5


Charivari, annonce Monique Junchat en titre de son recueil. Je m’attends naturellement à trouver grand bruit et grand fracas en le lisant. Mais les premières pages ne font retentir que chants d’oiseaux ou rires ; un peu plus loin, quelques aboiements, des cris d’enfants, la pétarade d’une Harley, le toussotement de moteurs en chauffe, des conversations à l’ombre d’un tilleul, le babil d’un nourrisson, le chant d’une cascade…
Rien d’étourdissant, au contraire : le monde éclos ici est une esquisse délicatement posée par la main qui effleure la page :

caressés
par les nuages
les premiers nids

Monique entrebâille seulement la porte, le spectaculaire n’appartenant pas à son registre habituel. De même, le JE  ne s’impose pas comme l’objet de tous les regards, il se dévoile pudiquement, levant parfois un pan de l’intime.
L’auteure préfère, le plus souvent, se tourner vers les autres : elle laisse alors volontiers s’exprimer son shiori, c'est-à-dire, dans la sensibilité nippone, son élan de sympathie envers la nature, les animaux et l’humain.
Que remarque-t-elle dans le flux d’anonymes foulant les trottoirs de la ville ? Cet homme à la jambe coupée. Ou encore la vieille dame au pansement sur sa jambe.
Non sans une pointe d’humour, elle signale ailleurs son amitié sincère pour les bêtes : j’aurais pu naître pigeonne, affirme-t-elle, pointant du doigt le hasard de la destinée, qui nous fait vivre sous une forme plutôt qu’une autre. Par empathie, ne ressent-elle pas encore physiquement la soif du petit boxer ?
Ainsi, sa déclaration suivante n’est peut-être pas complètement fortuite :

dans la vitre
du train de nuit
prisonnière de mon image

Probablement aimerait-elle renvoyer, plutôt que ce reflet de son enveloppe corporelle, toutes les facettes de sa vraie personnalité, si riche intérieurement.

Monique Junchat approche le monde avec beaucoup de modestie, justesse et finesse. Telle la pluie, elle joue pour nous une petite valse, une valse viennoise à six temps, correspondant aux six mouvements de son recueil.
Elle sait savourer l’instant présent, si précieux, qu’il illustre le quotidien le plus banal, comme le cabillaud qui mijote dans son court-bouillon, ou le plus délicieux, tel un baiser sur la bouche.
Si quelques ombres glissent çà et là sur le tableau des heures, la sérénité habite le plus souvent les mots. À quoi servirait d’ailleurs de se regimber ? Nous ne sommes pas maîtres des événements, ils suivent leur cours naturel :
le temps s’écoule / comme la Saône
constate Monique.

            Le temps est finalement le Grand Ordonnateur. Il rouille les feuilles l’automne venu, mais épargne justement les aiguilles de la pendule ; il imprime les attentes et les regrets, les « enfin ! » et les « déjà ! », suit la course des nuages qui emportent ailleurs l’ami de passage, décrète l’aube et le crépuscule, le manège des saisons, celui des astres aussi… Le balancier universel ne manque pas de rappeler inlassablement l’extrême fugacité de l’instant présent ; si d’aventure il se prolonge, c’est dans le cercle illusoire du rétroviseur, qui n’offre que des images en trompe-l’œil. La lune a beau jouer les fidèles compagnes, elle s’éclipse aussi devant nos questionnements d’humains :

 dans un coin à droite
le croissant de lune
signe la nuit

Un moment de vertige seule dans le noir ? Le petit bruit du chat à sa toilette invite aussitôt l’auteure à la sagesse et à la patience. Sous cette protection féline, elle peut éteindre la lampe, tandis que les heures tournent une autre page.


après la pluie
le chant du moineau
égoutte la branche

La parole de Monique Junchat, à laquelle répondent en écho les sobres photographies en noir et blanc de Gérard Dumon, est à l’image de ce chant : elle délivre des messages en douceur. Son œil est un volet entrouvert, sa voix est guidée par une belle attention au monde, qu’elle bâtit « généreux et original », pour reprendre la formule de Philippe Quinta dans la préface.

Danièle Duteil
Yann REDOR

Chemins des trois îles : haïkus et tercets des jours de marche




La vie sort de l’eau, déclare Yann Redor dans son avant-propos au recueil Chemin des trois îles…  Je ne le contredirai pas, moi qui suis née sur une île minuscule et qui sais comme elle s’accroche au moindre rocher.

Chemin de Crête. Un parfum d’Orient court entre les pages, alors que le vent ouvre la porte. Le décor est planté : chant du coq, aboiements, vagues bleues, vent, pope et monastère. On offre du pain et des fruits au pèlerin inconnu. La Crête en arrière-saison montre à nouveau son vrai visage, sauvage, rude et apaisant…

Dans la caverne / attendant que la pluie cesse / la chèvre et l’homme

Tel Santôka, ou le Petit-Poucet rêveur de Rimbaud[1], Yann Redor égrène ses haïkus au bord des sentiers, au gré de ses rencontres et des paysages traversés. Son inspiration naît de ses contemplations sous le vent, le soleil, ou à la belle étoile :

Dormir / sur ce chemin / la nuit est confortable


Chemin de La Réunion. Ici aussi l’accueil est hospitalier : Marie ouvre sa porte et raconte son île : son histoire, ses habitants, les Créoles et les Zoreilles qui la peuplent tandis que, sur les sommets, passent et repassent les nuages, entre deux trouées bleues ; parfois, s’échappe un oiseau :

Dans un rayon de soleil / un paille-en-queue / descend du ciel

La nature est ici si prégnante que le marcheur n’a pas le temps de s’appesantir sur quelque crampe à l’âme : le voilà déjà, à la première halte, sifflant Carmina Burana aux oiseaux, ou échangeant un sourire avec un autre randonneur sur sa route. À moins qu’un spectacle grandiose force le respect et ne laisse interdit l’homme face aux forces naturelles…

Nuages de sel / sur de gigantesques galets / les vagues se brisent


Chemin de Madère. Là encore la nature est gigantesque. Mais l’aventurier chausse ses semelles de vent, passant par-dessus les nuages, […], et quelquefois dedans. Je revois ces pistes de crêtes coupées de chapelets de nuages, alors que tout en bas la mer flanque ses énormes rouleaux sur les rochers. Bien sûr, face à un tel déploiement de puissance vitale, la modestie s’impose :

Nu et rikiki / leurs rires de me voir là / sous la cascade

Dans ces îles, l’excursionniste doit se lever de bon matin, ou s’orienter du bon côté, pour ne pas être trop tôt rattrapé par quelque nuage toujours prêt à dévorer le paysage. Troublant effet des éléments en mouvance …

Le ciel la mer ou les nuages / je ne sais pas ce que je vois

Qu’importe le jeu d’illusions, d’autres sensations fortes attendent le touriste, quand le vin de Madère chaud enivre la halte, sur un fond de fado, jusqu’à faire naître d’autres mirages.
Lorsque, de l’autre côté des mers, parviennent de sombres nouvelles, des tirs des bombes, qu’il m’est facile de haïr, murmure Yann. Réaction naturelle : alors que le monde déploie tant de beautés, pourquoi cette noirceur prend-t-elle parfois racine au cœur de l’humain ?
Que le poète continue de nous élever au sommet des crêtes, pour reprendre l’expression de Françoise Lonquety dans sa préface, et qu’il soit remercié pour ce partage de bienfaisantes bouffées d’oxygène, au détour de superbes haïkus et photographies.

Danièle Duteil



Préface de Françoise Lonquety, Éditions unicité, 2016, 14,00 €.
ISBN : 978-2-37355-040-5.
 


[1] Arthur Rimbaud (1854-1891) : Ma Bohème (Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course. Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse. - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou…)