Jean ANTONINI / Véronique DUTREIX
D'un champ à l'autre
D'un champ à l'autre
En quatrième de couverture du
recueil de haïkus D’un champ à l’autre,
Véronique Dutreix remarque que le monde paysan est un monde cruel, mais aussi une
façon de vivre en amour avec la nature. Jean Antonini explique qu’il n’est
rattaché à ce monde que par sa généalogie du côté maternel, étant né et ayant
vécu en ville ; son champ à lui, c’est la page, où les bêtes viennent
parfois s’ébattre.
Les textes sont
alignés sur deux pages : lui, le passant, à gauche ; elle, la
paysanne, à droite. Entre eux, une frontière, celle de la reliure certes, mais
encore celle des mots, ou plutôt de l’usage qui en est fait, et de deux vécus
différents. On aurait pu imaginer que s’engage entre les deux protagonistes un
dialogue, mais si dialogue il y a, il s’agit d’un dialogue de sourds, un
non-dialogue. Un jeu sans doute, car la disposition des haïkus les place dos à
dos. Ils ne sont pas ennemis, ils appartiennent à deux univers différents. Voient-ils,
entendent-ils la même chose ?
Plaisirs de l'été
Ecouter l'herbe pousser
Regarder les oiseaux
J. A.
Les femmes parlent
haricots verts en bocaux
les femmes des machines
V. D.
Pour le passant, la campagne semble
être une abstraction, ou du moins une distraction passagère ; de l’autre
bord, l’approche est concrète et physique.
www.maferme.com
le fermier a ouvert un site
Un chat dans la cour
J. A.
Plonger mes mains
dans un sac de grains
doigts écartés
V. D.
Parfois, ces deux mondes se
rapprochent. Lui, le temps d’une tonte qui lui fait goûter le plaisir d’un
contact éphémère avec l’herbe : une simple douche et les brindilles
collées au corps ne seront plus qu’un souvenir ; elle, la crasse, la
fatigue, le froid mordant accrochés durablement à la peau. Lorsqu’elle se
couche, sans doute est-elle loin de s’exclamer comme lui : je voudrais un lit d’herbe…
Mais elle ne se plaint pas. Elle
rit de l’herbe accrochée au bonnet ou à la corne ; pour lui, le brin fiché
dans sa gorge le rend malade.
La campagne paraît ennuyer le
passant : il marche de long en large, comptant les herbes, les cheveux ;
le paysan aussi, dans son imaginaire, fait de même. Ce dernier « se fait
des cheveux », devrait-il dire, car sa (sur)vie de nos jours est souvent
bien compliquée. D’ailleurs, le passant évoque ce fermier déprimé, cet autre qui pense
au suicide ; ils sont nombreux à traverser le désespoir. Faits divers
glanés dans le journal d’un côté, réalité de l’autre.
Pour autant, la paysanne, qui
souligne à plusieurs reprises les difficultés, les tâches multiples incombant à
son couple, parfois même soupire, le moral
dans les chaussettes, préfère mettre en évidence des sources de réconfort multiples,
joli nid de merles, odeur de foin... Elle
est sans doute comme le marin, qui n’a de cesse de retourner en mer dès qu’il pose
le pied sur la terre ferme. La neige ne recouvre-t-elle pas tout, bouses, boue, fumier ? Toute
entière portée vers sa tâche, elle se donne corps et âme :
Étaler
la
paille
demain,
recommencer.
Elle trouve de surcroît le moyen de
dérober au temps de superbes pauses poétiques – d’autant plus intenses qu’elles
doivent être rares et brèves – suivant la course des hirondelles dans le ciel,
une fois la journée finie, ou savourant un moment de grâce :
Papillon
la
main de mon bébé
qui
s’ouvre et se referme.
Elle affectionne ce travail,
certes ingrat mais au contact de la nature, de la terre ; et ses bêtes
sont lustrées, aimées, choyées. Avec
leurs cormes perçant la lune, elles
sont sa fierté. Elle les appelle affectueusement les filles, quand le passant retient surtout de gros museaux baveux. C’est pourtant vrai :
pour qui n’a pas l’habitude, la vision est toute différente.
Alors bien sûr, quand le petit veau
qu’elle a caressé encore humide vient à mourir, quand flottent dans l’air les
odeurs du camion de l’équarisseur, surviennent les heures grises. Cet inéluctable
fait aussi partie du lot commun de l’existence. La paysanne ne se résigne pas,
mais ne s’attarde pas non plus ; elle va de l’avant, elle n’a pas le
choix : elle sait. Le passant, quant à lui, semble un peu perdu. Quel sens
donner à la vie ? Sa philosophie de l’absurde lui barre souvent le chemin
de la plénitude.
humains dur le plancher
vaches enherbées enterrées
Savoir Dieu on va
J. A.
Sous vos pieds, mes vaches
vous faites tourner le temps
la Terre avance
V. D.
Danièle Duteil
Editions Unicité,
2016, 14,00 €. ISBN/EAN : 978-2-37355-058-0
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