jeudi 13 octobre 2016

Jean ANTONINI / Véronique DUTREIX

D'un champ à l'autre




En quatrième de couverture du recueil de haïkus D’un champ à l’autre, Véronique Dutreix remarque que le monde paysan est un monde cruel, mais aussi une façon de vivre en amour avec la nature. Jean Antonini explique qu’il n’est rattaché à ce monde que par sa généalogie du côté maternel, étant né et ayant vécu en ville ; son champ à lui, c’est la page, où les bêtes viennent parfois s’ébattre.
            Les textes sont alignés sur deux pages : lui, le passant, à gauche ; elle, la paysanne, à droite. Entre eux, une frontière, celle de la reliure certes, mais encore celle des mots, ou plutôt de l’usage qui en est fait, et de deux vécus différents. On aurait pu imaginer que s’engage entre les deux protagonistes un dialogue, mais si dialogue il y a, il s’agit d’un dialogue de sourds, un non-dialogue. Un jeu sans doute, car la disposition des haïkus les place dos à dos. Ils ne sont pas ennemis, ils appartiennent à deux univers différents. Voient-ils, entendent-ils la même chose ?

Plaisirs de l'été
Ecouter l'herbe pousser
Regarder les oiseaux

J. A. 

Les femmes parlent 
haricots verts en bocaux 
les femmes des machines 

V. D.


Pour le passant, la campagne semble être une abstraction, ou du moins une distraction passagère ; de l’autre bord, l’approche est concrète et physique.

www.maferme.com 
le fermier a ouvert un site 
Un chat dans la cour 

J. A.

Plonger mes mains 
dans un sac de grains 
doigts écartés

V. D.

  Parfois, ces deux mondes se rapprochent. Lui, le temps d’une tonte qui lui fait goûter le plaisir d’un contact éphémère avec l’herbe : une simple douche et les brindilles collées au corps ne seront plus qu’un souvenir ; elle, la crasse, la fatigue, le froid mordant accrochés durablement à la peau. Lorsqu’elle se couche, sans doute est-elle loin de s’exclamer comme lui : je voudrais un lit d’herbe…

Mais elle ne se plaint pas. Elle rit de l’herbe accrochée au bonnet ou à la corne ; pour lui, le brin fiché dans sa gorge le rend malade.

La campagne paraît ennuyer le passant : il marche de long en large, comptant les herbes, les cheveux ; le paysan aussi, dans son imaginaire, fait de même. Ce dernier « se fait des cheveux », devrait-il dire, car sa (sur)vie de nos jours est souvent bien compliquée. D’ailleurs, le passant évoque ce fermier déprimé, cet autre qui pense au suicide ; ils sont nombreux à traverser le désespoir. Faits divers glanés dans le journal d’un côté, réalité de l’autre.

Pour autant, la paysanne, qui souligne à plusieurs reprises les difficultés, les tâches multiples incombant à son couple, parfois même soupire, le moral dans les chaussettes, préfère mettre en évidence des sources de réconfort multiples, joli nid de merles, odeur de foin... Elle est sans doute comme le marin, qui n’a de cesse de retourner en mer dès qu’il pose le pied sur la terre ferme. La neige ne recouvre-t-elle pas tout, bouses, boue, fumier ? Toute entière portée vers sa tâche, elle se donne corps et âme :

Étaler
la paille
demain, recommencer.

Elle trouve de surcroît le moyen de dérober au temps de superbes pauses poétiques – d’autant plus intenses qu’elles doivent être rares et brèves – suivant la course des hirondelles dans le ciel, une fois la journée finie, ou savourant un moment de grâce :

Papillon
la main de mon bébé
qui s’ouvre et se referme.

Elle affectionne ce travail, certes ingrat mais au contact de la nature, de la terre ; et ses bêtes sont lustrées, aimées, choyées. Avec leurs cormes perçant la lune, elles sont sa fierté. Elle les appelle affectueusement les filles, quand le passant retient surtout de gros museaux baveux. C’est pourtant vrai : pour qui n’a pas l’habitude, la vision est toute différente.
Alors bien sûr, quand le petit veau qu’elle a caressé encore humide vient à mourir, quand flottent dans l’air les odeurs du camion de l’équarisseur, surviennent les heures grises. Cet inéluctable fait aussi partie du lot commun de l’existence. La paysanne ne se résigne pas, mais ne s’attarde pas non plus ; elle va de l’avant, elle n’a pas le choix : elle sait. Le passant, quant à lui, semble un peu perdu. Quel sens donner à la vie ? Sa philosophie de l’absurde lui barre souvent le chemin de la plénitude.


humains dur le plancher
vaches enherbées     enterrées
Savoir     Dieu     on va

J. A.

Sous vos pieds, mes vaches
vous faites tourner le temps
la Terre avance

V. D.


Danièle Duteil 


Editions Unicité, 2016, 14,00 €. ISBN/EAN : 978-2-37355-058-0
 

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