dimanche 5 juin 2016

HAIBUN, WERTS THIERRY : For intérieur



For intérieur

Thierry Werts

Éditions Pippa, 2016 ; 15 €. ISBN : 978-2-916506-80-7



Dernières gelées
Dans les yeux du sans-abri
Un croissant de lune

En dix-sept syllabes, ce poème  surgit des profondeurs de la nuit, de la terre, au bout de l’escalator qui charrie les noirceurs de la ville. Un univers, dépouillé, rude, riche pourtant de promesses et d’espoir, parce qu’un homme regarde un autre homme, son semblable, son frère, avec les yeux du cœur.
For intérieur, titre la couverture du livre de Thierry Werts ; langage juridique sans doute – l’auteur exerce dans ce milieu – mais bien sûr aussi conviction intime, vision d’un monde peuplé d’êtres de chair et de sang que le destin a jetés sur le chemin, sur le chemin du narrateur. Autant de vies, autant de trajectoires…

Chaque minute
Un avion décolle          ou se pose

…rien à juger en fait, tout à comprendre. Les choses sont, on les reçoit en pleine figure, telle une odeur de kérosène qui vous prend à la gorge. Chaque audience est une nouvelle confrontation des âmes à huis clos :

Je la rassure du regard
Elle est petite
Ma toge l’impressionne
Le voici
Menotté

Le texte, série de haïbuns incisifs, est écrit en vers libres ponctués de haïkus, respirations d’une existence « à bout de souffle », suspensions du temps, régénérations ou coups de poignard

Rien que le silence
Et la lune boucanée
Entre chien et loup

Il n’y a plus qu’elle
Sur le carreau sanguinaire
La femme raccourcie

Ce genre de haïbun se rencontre de plus en plus fréquemment, révélant un vif désir de ne pas s’éparpiller, d’aller à l’essentiel, Les mots percutent l’esprit, dans l’urgence, et le souci de l’exactitude, au plus près de l’action et de l’émoi. Pas un détail superflu, pas de complaisance à décrire l’horreur, aucun faux-semblant : Thierry Werts ne se dérobe pas face à la détresse, la violence ou l’effroi, mais parfois sa voix tremble, et il essuie furtivement une larme sur sa joue.

Inutile de se livrer à de longues descriptions : les titres des séquences parlent d’eux-mêmes : Tribunal de la Jeunesse ; Kinshasa, RDC ; Mazar-E-Sharif, Afghanistan ; Sud Liban ; Bamako, Mali… Au fil des pages, c’est le monde entier qui vous interpelle, avec ses contradictions, ses fureurs, ses forces dévastatrices, ses plaies, ses cris, ses silences, ses désespoirs…
Thierry Werts offre, dans ces quelques pages, un récit d’une force inouïe, traversé d’une étrange beauté portée par la poésie, l’émotion et l’humanité.

Danièle Duteil

TANKA, PHUNG HELENE : Tes murmures et tes silences



Hélène PHUNG



Tes murmures et tes silences



Les Éditions du tanka francophone, avril 2016, 10 €. ISBN : 978-2-923829-23-4

Par Danièle Duteil



Le silence est devenu denrée rare et précieuse. Nos oreilles, nos yeux, notre mental sont en permanence sollicités par trop de stimuli, jusqu’à la saturation. Il est donc urgent de savoir écarter bruits, images et toutes informations parasites, pour ouvrir la parenthèse du silence, ce lieu de respiration indispensable à l’équilibre personnel. Alors il devient possible de percevoir ce qui dans l’agitation restait invisible ou inaudible. Hélène Phung connaît bien les vertus de ces pauses qui recréent des espaces d’accueil :

je voudrais tant écouter
tes silences et tes murmures

On emploie l’expression « faire le vide » pour désigner ces retraites accordées à l’esprit. Pour certaines personnes, le vide est automatiquement synonyme de vertige, pour d’autres de néant. Dans la culture occidentale, il a souvent à voir avec manque, privation et absence. Pour Hélène, de racines vietnamiennes, il signifie plénitude, sillons ensemencés, « senteurs de forêt », fruits mûrs, débordement :

on ne l’avait pas prévu
ce printemps hors de mes lèvres

Quand la perception devient plus aigüe, le chant du monde se recompose. Comme dans la prime enfance, il s’agit de retrouver un instinct, sinon perdu en tout cas bien émoussé, et faire en sorte que l’être tout entier se hisse vers l’essentiel en renouant avec de fraîches sensations :

Il est difficile d’atteindre
au bout de la branche
la cerise noire
ah ! celle de mon enfance
tant et tant de fois cueillie

Dans ce silence qui nous relie à ce qui est, qui nous fait apercevoir « le bout du monde », l’émotion remonte à l’état pur, souvenirs extirpés jusqu’à la racine, « parfum de cire », odeur de « terre de porcelaine », goût de sel… les perceptions sont décuplées.

Silence d’oiseau
pas une feuille ne tremble

Cette écoute profonde laisse entrevoir de nouveaux possibles, elle est un espace offert où l’être se déploie, prenant, au contact de la nature, la mesure de l’instant et de sa place dans le monde. Elle est voyage à la rencontre de soi, mais aussi disponibilité, suspension du temps, attente d’une autre rencontre… « souffle sur nos peaux / tendues comme des tambours ».
Alors, dans cette brèche ouverte entre passé, présent et avenir, la vie advient. Elle est richesse, amour, profusion, déploiement des sens, fête, festin : elle
est poésie.

Les seins de miel vibrent
dans la paume de tes mains
ô subtile ruche
penchée au-dessus de toi
quand l’or de la nuit s’égoutte.

Chant érotique, ce tanka qui pourrait figurer dans Le Cantique des Cantiques[1] résonne comme un hymne aux sens et à l’amour.

Déjà, le dessin de couverture, « Floraison », esquissée par l’auteure, nous mettait l’eau à la bouche, tandis que le superbe avant-propos laissait présager bien des délices. Promesse largement tenue !


[1] Le Cantique des Cantiques fait partie des Ketouvim (autres écrits) dans le Tanakh — la Bible hébraïque — et des Livres poétiques dans l’Ancien Testament — la première partie de la Bible chrétienne.

samedi 4 juin 2016

HAÏKU, CHIPOT DOMINIQUE : René Maublanc¨: Le haïku des années folles


Dominique Chipot



René Maublanc : Le haïku des années folles


Éditions unicité, 2016, 18.00 €. ISBN : 978-2-372-355-032-0

Cet ouvrage de Dominique Chipot trace, à partir d’échanges de courrier entre René Maublanc et son élève et ami André Bocquet, le portrait du poète, philosophe, humaniste, pacifiste et grand diffuseur du haïku. Il présente l’œuvre Cent Haïkaï de l’homme et porte à notre connaissance de nombreux inédits auxquels il a pu accéder, assortis de commentaires. Il dresse également un état des lieux du haïku en France dans les années 20, s’appuyant sur des échanges épistolaires entre René Maublanc et ses amis, ainsi que sur des articles de presse.
Les événements qui ont jalonné la vie de René Maublanc sont multiples. Ils ont forgé l’intellectuel et homme d’action engagé qu’il n’a cessé d’être.
L’« humaniste nantais » naît en 1891 dans un milieu social bourgeois intellectuel. Après ses études au lycée de Nantes, il obtient son bac de philosophie à Rennes (1908) et intègre le Lycée Louis-Legrand à Paris ; en 1911, il est reçu à l’École normale supérieure.
C’est l’heure de la Grande Guerre. Réformé pour myopie, il sera toujours tourmenté par la mort au combat de deux de ses amis : il en témoignera dans la revue La gerbe de septembre 1919.
Il obtient son premier poste de professeur de philosophie à Épernay, où il devient aussi secrétaire de La Ligue des Droits de l’homme, rencontrant Paul-Louis Couchoud et Julien Vocance. À leurs côtés, il s’initie déjà au haïkaï.
Il enseigne ensuite un an à Alger, puis à Reims où il étudie avec Jules Romains la paraoptique. De surcroît, il collabore à la revue Le Pampre, publication des frères Druart, et diffuse le haïkaï. Il est également séduit par le mouvement littéraire et la revue Le Grand Jeu.
Sa carrière de professeur sera régulièrement interrompue pour raisons diverses, notamment à cause de ses prises de position à contre-courant de l’idéologie au pouvoir.
René Maublanc joue sur de multiples fronts, enseignant, auteur de romans, poésie, pièces de théâtre, artiste, engagé politique… Il participe à de nombreuses revues : L’ouest-artiste, La Revue française de Prague, Europe, La Pensée, Le Pampre, anime la publication audacieuse Le Mouton blanc. Il coécrit aussi durant de nombreuses années avec Paul-Louis Couchoud : des traductions grecques, pièces de théâtre, romans cinématographiques, et poésie brève (surtout jusqu’en 1920). La pièce de théâtre Les rajeunis témoigne des interrogations et inquiétudes des deux jeunes intellectuels sur leur époque.
Il s’intéresse à la psychologie, pratique le chant, manie le pinceau, créant ses premiers haïgas parus dans la revue Le Pampre en 1923. La même année, il compile dans cette revue sa fameuse Anthologie-Bibliographie du haïku, ainsi que « les articles et ouvrages consacrés à la littérature japonaise depuis la fin du XIXe siècle. ».
En 1924, il publie son recueil Cent haïkaï et entretient des échanges franco-japonais autour du haïku.
De 1926 à 1934, il assure quelques cours, un préceptorat et enseigne à L’École Alsacienne de Paris. Militant convaincu, il participe, aux côtés d’Henri Wallon, au « Cercle de la Russie neuve », et diffuse le marxisme. Sa participation à des manifestations contre la montée du fascisme lui vaut un limogeage. Comme pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, l’idéologie communiste représente pour lui un espoir pour la lutte contre les discriminations et inégalités sociales.
Il s’insurge aussi contre le colonialisme (l’exposition coloniale de 1931 le scandalise, tout comme les surréalistes), s’engage dans des mouvements antifascistes, publiant dans la revue Commune, est réintégré comme professeur à Beauvais, en 1935, puis au Lycée Henri IV à Paris en 1936. Cette année est celle de la publication, par le Bureau d’éditions, de son pamphlet Le pacifisme et les intellectuels.
Ses parutions engagées se répartissent en trois groupes : « la lutte des classes expliquée aux enfants, front populaire et complots de cagoulards, morale et liberté. ».
Après guerre, il défend l’école laïque et républicaine et, dans Le marxisme et la liberté, il soutient que « la société sans classes peut seule permettre une liberté qui soit digne de ce nom. »
Participant au journal clandestin l’Université libre, il s’oppose aux arrestations et persécutions menées contre les militants antifascistes. En 1942, révoqué de l’enseignement, il entre dans la Résistance, sous le nom de Lenoir.
Rédacteur de La Pensée libre ensuite, il adhère au Parti communiste. Mais sa position est inconfortable : « bourgeois révolutionnaire, je risque d’être suspect à la fois aux révolutionnaires et aux bourgeois. »
À la libération, il devient chef du cabinet d’Henri Wallon provisoirement Secrétaire Général du ministère de l’Éducation nationale. Il défend l’idée d’une réforme de l’enseignement qui instaure l’égalité des chances pour tous les enfants.
Réintégré au Lycée Henri IV à Paris, il y reste quelques années, avant de se retirer à l’âge de 65 ans, laissant le souvenir d’un brillant pédagogue attaché à la liberté d’esprit. Il meurt quatre ans plus tard.

Pluie sur la mer.
Sur un clapotis de vagues,
Un cliquetis de gouttes.
                                               (Sauzon, « La mer »)

La deuxième partie du présent ouvrage publie Cent haïkaï de René MAUBLANC, (Maupré, éditions du Mouton Blanc, 1924). L’avertissement précise que l’auteur « a tâché que ses haïkaïs ne fussent point de simples phrases de prose coupées arbitrairement en trois, mais que cette tripartition répondît vraiment à des coupures de la pensée, donc à une nécessité interne ». On lit plus loin encore : « …on n’a pas cru, à cause des excessives différences entre la langue du Japon et la nôtre, qu’une règle de métrique utilisée en Extrême-Orient dût par là nécessairement s’imposer en France. ».
Cent haïkaï est organisé en six volets : « Les bêtes et les gens », « La nature », « Les saisons », « La mer », « L’amour », « La mort ».

Au piano.
Quatre mains
Un seul cœur.
                                               (« L’amour »

L’escalier de bois,
Son écho me fait mal.
Nous le montions ensemble
(« La mort »)

Les haïkus sont suivis de notes de Dominique Chipot : dates d’écriture, version initiale et corrections apportées par René Maublanc, commentaires sur la (re)formulation (la place des mots, leur choix, le passage d’un temps à un autre…), circonstances d’écriture... Le travail de réflexion met en évidence les efforts fournis par le haïjin pour oublier l’esprit de notre poésie française, en particulier ce qui peut apparaître « trop poétique » pour un haïku, ou superflu. Dominique Chipot dit de René Maublanc haïjin : « Toujours à la recherche du mot juste à la juste place. ».
Les corrections apportées vont dans le sens de la concision, elles donnent plus de légèreté et de puissance suggestive.
Les tercets ne sont pas toujours des haïkus, mais Dominique Chipot précise que l’époque apprivoisait tout juste le genre. Ils ne sont pas forcément écrits en dix-sept syllabes, encore moins en 5 / 7 / 5, pour les raisons évoquées plus haut.

Dans la section Autres Haïkaïs figurent les thèmes suivants : « L’Amour », « Tableaux de Peintre », « Pensées & Constats », « Des Croquis satiriques ». Il s’agit de haïkus retrouvés dans des calepins et petits carnets du haïjin. Dominique Chipot ajoute : « Mais la plupart étaient regroupés dans un paquet emballé de papier rose, écorné et jauni aux extrémités, sur lequel Maublanc avait écrit de sa main Cent haïkaïs Brouillon du manuscrit. ». Les pages intitulées « Des Haïkus » correspondent à des haïkus retrouvés dans différentes revues (La revue belge, le journal La volonté, Le Nord littéraire, Le pampre…).
Dominique Chipot note que le thème de l’amour occupe une large place : le fait est assez rare dans le haïku d’alors pour être relevé. Il commente également les autres thèmes, montre les évolutions du genre, plus précisément entre haïku satirique et senryû, pointe parfois un mélange des genres.

La dernière partie du livre offre un tableau du haïku des années 20. Le petit poème introduit par Paul-Louis Couchoud au tout début du XXe siècle, si différent de notre poésie, suscite chez les gens de lettres de la curiosité, soulevant aussi de nombreuses interrogations. Plusieurs publications voient très tôt le jour : la plaquette de haïkus Au fil de l’eau de Paul-Louis Couchoud, Albert Poncin et André Faure en 1905 ; Cent visions de guerre de Julien Vocance, en 1916 ; l’anthologie de haïkus de Jean Paulhan, diversement appréciée, parue dans la Nouvelle Revue Française (NRF) ; l’essai de 1923 de René Maublanc sur le Haï-Kaï français, qui soulève des réactions diverses. Il s’agit encore de définir les spécificités de ce genre « populaire » adapté à la sensibilité occidentale. René Maublanc publie également en 1923 son anthologie de 283 haïkus de 48 auteurs pour la revue Le pampre.
Le haïku est un genre nouveau à esquisser, apprivoiser, nommer. Quelle importance lui accorder ? Comment éviter l’écueil de tomber dans trop de banalité ? Quel rythme le haïku français doit-il adopter ? La musicalité est-elle importante ? Quid de la césure ? Malgré ce large questionnement, les poètes tombent, comme de nos jours, dans certains travers : phrase pliée, tercet, artifices divers... Et les haïkus d’alors sont dépourvus de kigo. En 1936, Kyoshi Takahama s’étonne de cette lacune : « il ne faut pas oublier le kidaï », ou allusion à la saison. Il y tient d’autant plus que les poètes réformateurs du Japon ont tendance à l’écarter.
Le haïku tombe dans l’oubli en France entre la fin des années 30 et la fin de la Guerre d’Algérie. La première association française de haïku voit le jour en 2003, sur l’initiative de Dominique Chipot et de Daniel Py.

Avec cet ouvrage sur le trop mal connu René Maublanc, Dominique Chipot clôt, dit-il, sa « trilogie consacrée aux premiers haïjins français »[1]. Ce travail tisse en même temps le lien entre la tâche accomplie par les pionniers divulgateurs du genre et les poètes du début du XXIe siècle. Ces derniers ont su donner au petit poème un nouvel essor en France. Aujourd’hui, le haïku a pris une dimension internationale.

Danièle Duteil


[1] Les deux autres volets sont Au fil de l’eau avec Paul-Louis Couchoud  (l’autoédition de 2013 est disponible sur le site internet de l’auteur : www.dominiquechipot.fr) et En pleine figure, haïkus de la guerre de 14-18 ; paru aux éditions Bruno Doucey en 2013.