Alain KERVERN
La cloche de Gion
Essai
Éditions Folle avoine, janvier 2016, 25,00 euros.
EAN : 978-2868102249.
La Cloche de Gion est un essai consacré principalement au haïku et à
l’almanach poétique. S’interrogeant sur la perception du réel, il renvoie à la
notion de temps, perçue dans le haïku à travers l’emploi du mot de saison, ou
kigo.
Dès la Chine ancienne, les
adeptes du Tao (la Voie) s’accordaient au mouvement naturel de l’univers, tentant
d’en approcher la vérité. Dans la pensée japonaise, héritière de la culture
chinoise, « la poésie ouvre un passage entre l’homme et la réalité
invisible ». Le moine Saïgyo (1118-1190), grand poète waka, chantait déjà la nature et prônait le détachement. De même, Matsuo
Bashô (1644-1694) chercha à saisir le monde par « la contemplation et
l’ascèse poétique ».
Le peuple japonais observe
minutieusement les moindres évolutions saisonnières révélatrices d’une
constante transformation à l’œuvre dans l’univers, réalité que le haïku laisse
entrevoir : l’almanach poétique répertorie les mots clés des saisons, se
faisant « l’écho de ces maturations saisonnières qu’il est souvent non
seulement difficile de percevoir, mais encore de nommer. ».
Le haïku a franchi les
frontières au début du XXe s. pour s’internationaliser finalement aujourd’hui.
Mais celui créé au Japon révèle une
sensibilité au monde différente de celui pratiqué dans les autres pays :
en Occident, la conscience de soi reste forte, distinguant nettement
« sujet » et « objet », alors que la pensée japonaise tient
le moi en retrait, percevant la réalité d’un autre point de vue.
Les Japonais ont un sens aigu
de l’impermanence du monde. À travers les siècles, les œuvres poétiques mettent
en évidence un sentiment de
« nostalgique solitude » en lien avec l’idée de vulnérabilité et
d’instabilité. Ainsi, dès « la tradition chinoise de l’époque T’ang
(618-907) », le voyage constitue-t-il une « métaphore du cours de
l’existence humaine », marqué par la précarité. À l’ère Heian, où la
poésie est florissante à la Cour impériale, revient régulièrement dans les
waka, parmi d’autres images ou symboles récurrents, le thème de la cloche dont
le son rythme l’inexorable fuite du temps.
La conviction d’une réalité
instable traverse les arts et les siècles. Le poème en chaîne, ou renga (devenu ensuite renku), développé par Sôgi (1421~1502),
ainsi que les joutes poétiques, illustrent également ce sentiment d’une réalité
instable, éclatée, reflet d’un monde flottant. Aujourd’hui encore « c’est
par une approche légère, au rythme de la composition de haïkus, que les
Japonais reviennent sans cesse à l’expérience du vécu qui, toujours fuyant, se
renouvelle pourtant ».
La création poétique japonaise
s’inscrit parallèlement dans une démarche collective :
« L’exploration et le questionnement d’un réel en perpétuel devenir est un
défi pour lequel la quête poétique d’un seul ne saurait suffire. ». Une
expression collective qui s’exprime aussi bien dans la pratique du renku, que celle du tensaku (correction du poème par le maître), ou encore à travers l’existence
de l’almanach poétique (Saïjiki),
« un des médiateurs de la tradition par excellence entre une émotion individuelle
et son expression collective ».
C’est parce que la réalité est
changeante est instable que Bashô tient pour essentiel de la saisir dans son
jaillissement, en écartant toute interprétation personnelle et en
« épousant entièrement le grand mouvement naturel du cosmos », dans
la succession des saisons. Si le langage, source d’erreur, sert à exprimer
cette réalité, il existe d’abord « par rapport à un contexte ».
Le haïku constitue peut-être
un mode d’expression artistique privilégié, comparé à d’autres formes
artistiques, pour approcher la réalité du monde. En le modernisant, Masaoka
Shiki (1867-1902) rompt avec la tradition, tout en posant la question de savoir
« ce que le haïku doit restituer de la réalité ». Le XXe siècle sera
ensuite marqué par de multiples expérimentations visant à « restituer le
plus fidèlement possible les diverses faces de la réalité ». Alain Kervern
en détaille les différentes formes et évolutions. Il remarque aussi, qu’en ce
début du XXIe siècle, le Japon amorce un retour « vers la fraîcheur
originelle », poussé par un besoin de retrouver « les racines de l’invariant ». La catastrophe de
Fukushima n’est sans doute pas étrangère à ce mouvement, souligne-t-il.
Aujourd’hui, la majorité des
haïjins respectent « les règles de l’école néo-classique : dix-sept
syllabes, une césure, et le fameux mot de
saison ».
En deuxième partie, l’auteur
explique l’almanach poétique, appelé en japonais Saïjiki. Il dégage notamment l’importance, pour les Japonais, du
mot de saison, ou kigo, qui témoigne
d’une observation méticuleuse des changements à l’œuvre dans la nature, mois
après mois, saison après saison. « Traditionnellement, un haïku
n’appartient à ce genre poétique que s’il se nourrit d’émotions nées du
spectacle changeant des saisons », affirme Alain Kervern, tout en soulignant
les différences climatiques marquées entre les régions dans l’archipel nippon.
Avec l’internationalisation du
haïku, particulièrement criante lorsque se tient la première rencontre de la
World Haiku Association à Tolmin (3 septembre 2000), des poètes tels que
l’Américain William J. Higginson ont proposé un almanach poétique
international, démontrant ainsi « la possibilité d’une vocation
internationale de l’almanach poétique japonais. ».
Définissant non seulement le
mot de saison, mais encore le thème de saison (kidaï), Alain Kervern en clarifie
le fonctionnement à l’intérieur du haïku. Le mot de saison constitue un lien
entre « l’expérience individuelle et l’expérience collective, il renforce
l’appartenance de l’un et de l’autre au même réseau de correspondances. ».
L’auteur relève encore que « Depuis toujours, dans toutes sortes de
domaines, l’histoire du peuple japonais est rythmée par ces retours sur les
valeurs de l’invariant, sortes de
respirations plus longues permettant de se recentrer sur soi-même. ».
On découvre aussi, force
détails à l’appui, que l’almanach poétique est né de « trois grands
courants lexicaux », le premier lié aux activités agraires, le second
s’inspirant « des documents impériaux répertoriant les us et coutumes
favorisant la bonne marche de la vie des hommes et de l’univers », le
troisième étant issu d’un mouvement culturel profond visant à se dégager de
l’influence chinoise, à partir du IXe siècle.
Alain Kervern s’attarde sur « les multiples résonnances de l’expression saisonnière »,
mettant en évidence « la nature encyclopédique de l’almanach poétique qui
se double d’une fonction pédagogique. ».
L’almanach poétique est
organisé « en sept parties pour chaque saison », ou selon les Kihon-Kigo, « mots de saison
fondamentaux » sans cesse enrichis de mots nouveaux : « ces mots
de saisons […] font la poésie fugitive de l’instant japonais. ». Alain
Kervern en analyse la portée et les nuances.
Concevoir un almanach poétique
soulève bien des difficultés telles que le choix des poèmes pour illustrer la
saison, celui des mots de saison, une division du temps compatible à la fois
avec le calendrier grégorien et « l’antique calendrier
luni-solaire »…
L’essai décrit ensuite
l’évolution internationale du haïku, mettant l’accent sur l’importance du
Symposium International du Haïku tenu à Tôkyô le 11 juillet 1999. En découla, le
12 septembre, la fameuse « Déclaration de Matsuyama » qui jetait les
bases d’une pratique mondiale du haïku.
À l’occasion des cinquante ans
de l’Association du Haïku Contemporain, fut publié le Gendaï Haïku Contemporain, ou almanach poétique contemporain, à la
fois témoin de la tradition historique, et écho « des plus récentes
évolutions du haïku contemporain. ».
Alain Kervern expose les
divers points abordés dans la « Déclaration de Matsuyama », Matsuyama
étant la patrie de Masaoka Shiki, « père du haïku moderne » : interrogation sur les causes de l’engouement.des étrangers pour le haïku, nécessité « d’une
réflexion approfondie sur les rapports entre l’homme et la nature », thèmes
du haïku, accord du rythme aux différentes cultures… C’est cet esprit de la
« Déclaration de Matsuyama » qui présida lors du 1er World
Haïku Festival, en 2000, à Londres puis Oxford, et que l’on retrouve pour la seconde
rencontre à Nara, en octobre 2003.
La fin du livre reproduit les
tables des matières de l’Almanach
poétique contemporain : Gendaï Haïku Saïjiki[1]
et de l’Almanach Poétique à Usage du Haïku
(Kadokawa Shôten)[2].
L’essai, La cloche de Gion (prononcer GU) constitue un ouvrage de référence
passionnant, extrêmement dense, richement documenté et argumenté, dont toute
personne férue de haïku prendra utilement connaissance.
Danièle
DUTEIL
[1] Edité
par l’Association du Haïku Contemporain (Gendaï Haïku Kyokaï) en 1999.
[2] Dernière
édition 1997 (41e édition).
belle initiative !
RépondreSupprimerMerci, Marcel !
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