De
fougère en libellule
Sur le chemin de halage de la
Mayenne, de Monique Leroux Serres
Pippa, 2015
Belle invitation que celle de Monique Leroux Serres,
nous conviant à la suivre pendant huit jours sur le chemin de halage de la
Mayenne. Elle reprend, à cette occasion, la forme haïbun issue du genre
littéraire ancien japonais écrit en prose ponctuée de haïkus. Ainsi, ce récit
d’une pérégrination rapportée au jour le jour, un journal comme le nom même l’indique, s’inscrit-il dans la tradition
littéraire japonaise. Du même coup, l’auteure rejoint en pensée et en action le
grand poète Bashô, qui entreprit un périple à travers la partie nord de l’île
de Honshû, en 1689. Il en revint avec un carnet de voyage, dans lequel est
relatée son expédition sous le titre Oku no hosomichi (traduit par La Sente étroite du bout-du-monde).
Comme lui, Monique Leroux Serres décide de chausser
ses « semelles de vent » et d’empoigner son bâton de pèlerin
pour marcher le long de la sente étroite. La nature a pourvu l’être humain de
pieds. N’est-ce pas d’abord pour qu’il se meuve librement ? La voyageuse
ne dédie pas par hasard le présent ouvrage au petit d’homme, « aux enfants
qui font leurs premiers pas ». Citadins devenus, nous avons oublié combien
marcher est naturel et qu’il s’agit du moyen le plus simple de découvrir
l’environnement.
Plus loin, elle souligne l’attention particulière
portée par les femmes aux premiers pas de leur enfant. Symboliquement, elles
ouvrent au nourrisson son chemin d’homme, sur cette terre où il demeurera
simple passager, et lui remettent les clés de son accomplissement personnel.
Mais, mesurant sa chance en tant que femme de pouvoir
entreprendre pareille expérience, l’auteure s’adresse en même temps « à
toutes celles qui ne peuvent aller et venir à leur guise, parce qu’elles sont
femmes ».
Monique Leroux Serres progresse, suivant allègrement le
chemin de halage de la Mayenne, ainsi que le titre, De fougère en libellule, en donne le sentiment.
Que cherche-t-elle exactement ? Elle ne le sait
pas très bien, mais son instinct la pousse à ce rendez-vous intime avec la
nature, perçue d’abord à travers la plante des pieds. Cette partie de nous-mêmes
nous relie au tout, à la terre nourricière qui nous vit naître et à laquelle,
poussière, nous retournerons.
Certes, les pieds symbolisent l’être matériel mais,
pas à pas, s’éclaire un autre chemin, spirituel : celui de la connaissance
essentielle, quel que soit le lieu
d’évasion choisi.
d’évasion choisi.
Un pied devant l’autre
je m’évade
Ah ! liberté
L’important, pour la marcheuse, est de parvenir à
lâcher prise, « sortir des conventions », être elle-même, sans fard,
sans apprêt, sans avoir à se justifier. Une manière d’être au monde pleinement,
par tous les sens, oubliant les tracas de la vie urbaine et son agitation
inutile.
Si Bashô fit « du voyage sa demeure », la
poète décide que « le chemin de halage sera sa page blanche ». Elle précise sa quête en ces mots :
« Je
voudrais discerner… le fil de la vie ».
Ravie, comblée, elle (re)découvre, comme à l’aube
première, les oiseaux, les fleurs, la rosée, la lumière, les chatoiements de
l’eau entre les branchages. Elle jubile, prenant l’entière mesure de cette
richesse inouïe qui l’environne, et du temps qui s’écoule aussi. L’escargot
croisé, qui glisse lentement mais résolument, sur un seul pied, d’obstacle en
obstacle, ne figure-t-il pas la plus infime expression de ce passage du
temps ? En outre, sa carapace en spirale
illustre les cycles naturels régissant l’univers (les saisons, le cycle
lunaire, le cycle de la vie).
Entrevoir cette notion de cycle permet d’approcher le
sens de la vie. Les frontières entre passé, présent et avenir s’estompent
alors, au profit d’une globalité signifiante : l’instant présent est pétri
des siècles écoulés et porte en lui tous les germes du futur.
La marche conduit Monique Leroux Serres non seulement
sur les traces de ses ancêtres, mais encore de toute l’humanité.
Ce
chemin de halage couvert de sable blond, où l’empreinte de ses pas aura tôt fait de s’effacer, réveille mille
souvenirs, ambiances ressurgies de la lointaine enfance, lieux familiers,
voyages, rencontres, lectures, films… On savoure au passage la poésie de cette
toponymie locale nourrie d’anecdotes et d’explications. Les noms chantent,
chacun contant son histoire originale ou son étymologie. Des noms d’écluses,
évidemment : la Nourricière, la Richardière, le Moulin Auger, l’Âme… mais
aussi de châteaux (La Motte-Sérant, Le Ricoudet…), d’édifices, musées,
chapelle ou abbaye (Pritz, La Coudre), de lieux-dits, bourgs et villes (le Saut
du Loup, Château-Gontier, Mongiroux, Saint-Loup-du-Dorat,
Beaumont-Pied-de-Bœuf, Parcé, Asnières…), sans oublier les noms de rues
évoquant les métiers anciens (les Lavandières, la Batellerie, les Éclusiers…),
ou encore la Révolution française (Floréal, Fructidor…), toutes ces impasses et
ruelles qui honorent les oiseaux, les poètes, les plantes aromatiques
mêmes ! Sont déclinés pareillement les noms des cours d’eau et des
rivières, ceux de la moindre parcelle de terre croisée en campagne (La Grande
Fouillée, le champ des trois cornières, la deuxième butte…). On assiste à une
véritable mise en scène des différentes portions de terrain. Car chaque lieu
secrète son histoire, fragment de l’histoire générale de la communauté, et bien
davantage.
Ainsi revivent des personnages clés du passé –
artisans de ce que nous sommes et de ce que seront nos enfants – tous acteurs
impliqués dans l’activité locale : ici, en Mayenne, la filature, le
travail du lin et du chanvre. Ah ! mais… ressurgit à nouveau cette
histoire de fil, « le fil de la vie », dont a parlé plus haut Monique
Leroux Serres. Le fil devient aussi tissu, toile universelle, « page
blanche » où chacun.e est invité.e à écrire sa propre histoire, à la
croisée de la petite et de la grande Histoire. Une partition unique et
multiple, composée d’entrelacs, marquée du sceau de l’héritage, le fil rouge
rappelant le lien ancestral, celui du sang. Le sens de toute chose se lit dans
la trame : le passage du temps, la vie, la mort,
le renouveau.
le renouveau.
« Je vois la vie comme une substance connaissant
plusieurs états », confie fort justement l’auteure.
Au fur et à mesure que le chemin de halage déroule son
long ruban, le grand éventail de la vie semble se déployer, chaque pli révélant
son canevas original, relié à tous les autres, passés et futurs.
Ainsi, à la faveur de ce modeste voyage à pied relaté
dans son recueil, notre amie convoque-t-elle l’humanité entière. Â preuve, ces
civilisations successives rencontrées sur le site de l’ancienne cité
gallo-romaine de Jublains, statues de pierre de la déesse mère, et d’autres
statues « représentations anciennes de la femme : chrétiennes,
romaines, sumériennes, orientales… », auxquelles Monique Leroux Serres se
sent immanquablement rattachée.
Plus loin, apparaissent des dates gravées sur un pan
de pierre, que la main effleure, comme pour capter quelques ondes échappées du
fond des temps.
Ailleurs, toujours en quête du sens primordial de la
vie et de son inéluctable issue, la narratrice observe avec attention, dans la
chapelle de Pritz, le « calendrier roman », illustration du quotidien
des hommes, au fil des jours et des saisons. Alors, elle réalise davantage
encore l’importance de l’instant présent, qu’elle s’applique à vivre en pleine
conscience.
Assise là
simplement là
au bord de l’eau
Non contente de s’aventurer seule, pendant huit jours,
sur le chemin de halage, Monique Leroux Serres approche encore « la
liturgie des heures ». En effet, l’espace d’une nuit et d’un jour, elle
partage entre les murs de l’abbaye de La Coubre la vie communautaire des
nonnes :
Sur le marbre clair
blancs écroulements immobiles
Prière des heures
Étonnante expérience. Oraisons, chants et psaumes se
succèdent, entrecoupés de longs silences, qui rendent quasi palpable
l’épaisseur du temps en son inexorable écoulement. Ambiances feutrées, des
liens invisibles se tissent entre les êtres, « bien au-delà des mots… sans
avoir à se raconter ».
Tel « un électron libre de l’Église », la
randonneuse se sent un peu en marge. Elle a visité aussi d’autres cultures,
religions, temples… Partout, vraisemblablement, elle aura retiré de ces
immersions temporaires un enseignement supplémentaire sur le sens de la vie.
Car, si sa longue marche, qui la mène au propre et au
figuré dans le jardin du bout du monde, lui offre l’occasion de louer les
splendeurs de la nature, elle ne s’en tient pas à quelques impressions
rapidement notées en chemin. L’émotion se meut ici en une méditation, issue de
l’imprégnation du présent, intense, multidimensionnel, qui confine à
l’intemporalité.
Le récit fourmille encore d’évocations, souvenirs,
anecdotes, histoire personnelle, histoire locale, histoire de l’humanité, lieux
ordinaires, historiques ou sacrés… Ces détails font toucher du doigt les liens,
extrêmement serrés, qui unissent les civilisations et les générations
successives, tandis que l’eau continue de couler sous les ponts.
L’auteure n’a pas choisi par hasard le haïbun pour
narrer son expérience : alors que la prose en constitue la toile de fond –
si vivante –, les haïkus se détachent comme autant de fragments à partir
desquels « tout peut être imaginé ». Par la même occasion, la pratique
de ce genre ancien japonais établit un solide trait d’union, entre elle et le
poète Bashô, sa « référence », son « modèle », son « point
d’appui pour écrire ces notes de pérégrinations ».
L’illustration de la première de couverture, de
Valérie Vicq, fait apparaître une trouée sur la rive de la Mayenne. Le dessin à
l’encre est léger et aéré, laissant la place à une éventuelle séquence
personnelle. Chaque première page des huit parties est ensuite ornée en bordure
d’un liseré vertical, fragment du paysage, qui n’est pas sans rappeler le haïku
né du tissu de la prose.
La lecture du recueil De fougère en libellule ne manquera pas de séduire. Compliments à
l’auteure.
Danièle Duteil, septembre 2015
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