lundi 30 mai 2016

HAÏBUN, LEROUX SERRES MONIQUE : De fougère en libellule





De fougère en libellule

Sur le chemin de halage de la Mayenne, de Monique Leroux Serres


Pippa, 2015






Belle invitation que celle de Monique Leroux Serres, nous conviant à la suivre pendant huit jours sur le chemin de halage de la Mayenne. Elle reprend, à cette occasion, la forme haïbun issue du genre littéraire ancien japonais écrit en prose ponctuée de haïkus. Ainsi, ce récit d’une pérégrination rapportée au jour le jour, un journal comme le nom même l’indique, s’inscrit-il dans la tradition littéraire japonaise. Du même coup, l’auteure rejoint en pensée et en action le grand poète Bashô, qui entreprit un périple à travers la partie nord de l’île de Honshû, en 1689. Il en revint avec un carnet de voyage, dans lequel est relatée son expédition sous le titre Oku no hosomichi (traduit par La Sente étroite du bout-du-monde).
Comme lui, Monique Leroux Serres décide de chausser ses « semelles de vent » et d’empoigner son bâton de pèlerin pour marcher le long de la sente étroite. La nature a pourvu l’être humain de pieds. N’est-ce pas d’abord pour qu’il se meuve librement ? La voyageuse ne dédie pas par hasard le présent ouvrage au petit d’homme, « aux enfants qui font leurs premiers pas ». Citadins devenus, nous avons oublié combien marcher est naturel et qu’il s’agit du moyen le plus simple de découvrir l’environnement.
Plus loin, elle souligne l’attention particulière portée par les femmes aux premiers pas de leur enfant. Symboliquement, elles ouvrent au nourrisson son chemin d’homme, sur cette terre où il demeurera simple passager, et lui remettent les clés de son accomplissement personnel.
Mais, mesurant sa chance en tant que femme de pouvoir entreprendre pareille expérience, l’auteure s’adresse en même temps « à toutes celles qui ne peuvent aller et venir à leur guise, parce qu’elles sont femmes ».

Monique Leroux Serres progresse, suivant allègrement le chemin de halage de la Mayenne, ainsi que le titre, De fougère en libellule, en donne le sentiment.
Que cherche-t-elle exactement ? Elle ne le sait pas très bien, mais son instinct la pousse à ce rendez-vous intime avec la nature, perçue d’abord à travers la plante des pieds. Cette partie de nous-mêmes nous relie au tout, à la terre nourricière qui nous vit naître et à laquelle, poussière, nous retournerons.
Certes, les pieds symbolisent l’être matériel mais, pas à pas, s’éclaire un autre chemin, spirituel : celui de la connaissance essentielle, quel que soit le lieu
d’évasion choisi.

Un pied devant l’autre
je m’évade
Ah ! liberté

L’important, pour la marcheuse, est de parvenir à lâcher prise, « sortir des conventions », être elle-même, sans fard, sans apprêt, sans avoir à se justifier. Une manière d’être au monde pleinement, par tous les sens, oubliant les tracas de la vie urbaine et son agitation inutile.

Si Bashô fit « du voyage sa demeure », la poète décide que « le chemin de halage sera sa page blanche ». Elle précise sa quête en ces mots :

« Je voudrais discerner… le fil de la vie ».

Ravie, comblée, elle (re)découvre, comme à l’aube première, les oiseaux, les fleurs, la rosée, la lumière, les chatoiements de l’eau entre les branchages. Elle jubile, prenant l’entière mesure de cette richesse inouïe qui l’environne, et du temps qui s’écoule aussi. L’escargot croisé, qui glisse lentement mais résolument, sur un seul pied, d’obstacle en obstacle, ne figure-t-il pas la plus infime expression de ce passage du temps ?  En outre, sa carapace en spirale illustre les cycles naturels régissant l’univers (les saisons, le cycle lunaire, le cycle de la vie).
Entrevoir cette notion de cycle permet d’approcher le sens de la vie. Les frontières entre passé, présent et avenir s’estompent alors, au profit d’une globalité signifiante : l’instant présent est pétri des siècles écoulés et porte en lui tous les germes du futur.

La marche conduit Monique Leroux Serres non seulement sur les traces de ses ancêtres, mais encore de toute l’humanité.

Ce chemin de halage couvert de sable blond, où l’empreinte de ses pas aura  tôt fait de s’effacer, réveille mille souvenirs, ambiances ressurgies de la lointaine enfance, lieux familiers, voyages, rencontres, lectures, films… On savoure au passage la poésie de cette toponymie locale nourrie d’anecdotes et d’explications. Les noms chantent, chacun contant son histoire originale ou son étymologie. Des noms d’écluses, évidemment : la Nourricière, la Richardière, le Moulin Auger, l’Âme… mais aussi de châteaux (La Motte-Sérant, Le Ricoudet…), d’édifices, musées, chapelle ou abbaye (Pritz, La Coudre), de lieux-dits, bourgs et villes (le Saut du Loup, Château-Gontier, Mongiroux, Saint-Loup-du-Dorat, Beaumont-Pied-de-Bœuf, Parcé, Asnières…), sans oublier les noms de rues évoquant les métiers anciens (les Lavandières, la Batellerie, les Éclusiers…), ou encore la Révolution française (Floréal, Fructidor…), toutes ces impasses et ruelles qui honorent les oiseaux, les poètes, les plantes aromatiques mêmes ! Sont déclinés pareillement les noms des cours d’eau et des rivières, ceux de la moindre parcelle de terre croisée en campagne (La Grande Fouillée, le champ des trois cornières, la deuxième butte…). On assiste à une véritable mise en scène des différentes portions de terrain. Car chaque lieu secrète son histoire, fragment de l’histoire générale de la communauté, et bien davantage.
Ainsi revivent des personnages clés du passé – artisans de ce que nous sommes et de ce que seront nos enfants – tous acteurs impliqués dans l’activité locale : ici, en Mayenne, la filature, le travail du lin et du chanvre. Ah ! mais… ressurgit à nouveau cette histoire de fil, « le fil de la vie », dont a parlé plus haut Monique Leroux Serres. Le fil devient aussi tissu, toile universelle, « page blanche » où chacun.e est invité.e à écrire sa propre histoire, à la croisée de la petite et de la grande Histoire. Une partition unique et multiple, composée d’entrelacs, marquée du sceau de l’héritage, le fil rouge rappelant le lien ancestral, celui du sang. Le sens de toute chose se lit dans la trame : le passage du temps, la vie, la mort,
le renouveau.

« Je vois la vie comme une substance connaissant plusieurs états », confie fort justement l’auteure.

Au fur et à mesure que le chemin de halage déroule son long ruban, le grand éventail de la vie semble se déployer, chaque pli révélant son canevas original, relié à tous les autres, passés et futurs.
Ainsi, à la faveur de ce modeste voyage à pied relaté dans son recueil, notre amie convoque-t-elle l’humanité entière. Â preuve, ces civilisations successives rencontrées sur le site de l’ancienne cité gallo-romaine de Jublains, statues de pierre de la déesse mère, et d’autres statues « représentations anciennes de la femme : chrétiennes, romaines, sumériennes, orientales… », auxquelles Monique Leroux Serres se sent immanquablement rattachée.
Plus loin, apparaissent des dates gravées sur un pan de pierre, que la main effleure, comme pour capter quelques ondes échappées du fond des temps.
Ailleurs, toujours en quête du sens primordial de la vie et de son inéluctable issue, la narratrice observe avec attention, dans la chapelle de Pritz, le « calendrier roman », illustration du quotidien des hommes, au fil des jours et des saisons. Alors, elle réalise davantage encore l’importance de l’instant présent, qu’elle s’applique à vivre en pleine conscience.

Assise là
simplement là
au bord de l’eau

Non contente de s’aventurer seule, pendant huit jours, sur le chemin de halage, Monique Leroux Serres approche encore « la liturgie des heures ». En effet, l’espace d’une nuit et d’un jour, elle partage entre les murs de l’abbaye de La Coubre la vie communautaire des nonnes :

Sur le marbre clair
blancs écroulements immobiles
Prière des heures

Étonnante expérience. Oraisons, chants et psaumes se succèdent, entrecoupés de longs silences, qui rendent quasi palpable l’épaisseur du temps en son inexorable écoulement. Ambiances feutrées, des liens invisibles se tissent entre les êtres, « bien au-delà des mots… sans avoir à se raconter ».

Tel « un électron libre de l’Église », la randonneuse se sent un peu en marge. Elle a visité aussi d’autres cultures, religions, temples… Partout, vraisemblablement, elle aura retiré de ces immersions temporaires un enseignement supplémentaire sur le sens de la vie.
Car, si sa longue marche, qui la mène au propre et au figuré dans le jardin du bout du monde, lui offre l’occasion de louer les splendeurs de la nature, elle ne s’en tient pas à quelques impressions rapidement notées en chemin. L’émotion se meut ici en une méditation, issue de l’imprégnation du présent, intense, multidimensionnel, qui confine à l’intemporalité.
Le récit fourmille encore d’évocations, souvenirs, anecdotes, histoire personnelle, histoire locale, histoire de l’humanité, lieux ordinaires, historiques ou sacrés… Ces détails font toucher du doigt les liens, extrêmement serrés, qui unissent les civilisations et les générations successives, tandis que l’eau continue de couler sous les ponts.

L’auteure n’a pas choisi par hasard le haïbun pour narrer son expérience : alors que la prose en constitue la toile de fond – si vivante –, les haïkus se détachent comme autant de fragments à partir desquels « tout peut être imaginé ». Par la même occasion, la pratique de ce genre ancien japonais établit un solide trait d’union, entre elle et le poète Bashô, sa « référence », son « modèle », son « point d’appui pour écrire ces notes de pérégrinations ».

L’illustration de la première de couverture, de Valérie Vicq, fait apparaître une trouée sur la rive de la Mayenne. Le dessin à l’encre est léger et aéré, laissant la place à une éventuelle séquence personnelle. Chaque première page des huit parties est ensuite ornée en bordure d’un liseré vertical, fragment du paysage, qui n’est pas sans rappeler le haïku né du tissu de la prose.
La lecture du recueil De fougère en libellule ne manquera pas de séduire. Compliments à l’auteure.

Danièle Duteil, septembre 2015

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