samedi 4 juin 2016

HAÏKU, CHIPOT DOMINIQUE : René Maublanc¨: Le haïku des années folles


Dominique Chipot



René Maublanc : Le haïku des années folles


Éditions unicité, 2016, 18.00 €. ISBN : 978-2-372-355-032-0

Cet ouvrage de Dominique Chipot trace, à partir d’échanges de courrier entre René Maublanc et son élève et ami André Bocquet, le portrait du poète, philosophe, humaniste, pacifiste et grand diffuseur du haïku. Il présente l’œuvre Cent Haïkaï de l’homme et porte à notre connaissance de nombreux inédits auxquels il a pu accéder, assortis de commentaires. Il dresse également un état des lieux du haïku en France dans les années 20, s’appuyant sur des échanges épistolaires entre René Maublanc et ses amis, ainsi que sur des articles de presse.
Les événements qui ont jalonné la vie de René Maublanc sont multiples. Ils ont forgé l’intellectuel et homme d’action engagé qu’il n’a cessé d’être.
L’« humaniste nantais » naît en 1891 dans un milieu social bourgeois intellectuel. Après ses études au lycée de Nantes, il obtient son bac de philosophie à Rennes (1908) et intègre le Lycée Louis-Legrand à Paris ; en 1911, il est reçu à l’École normale supérieure.
C’est l’heure de la Grande Guerre. Réformé pour myopie, il sera toujours tourmenté par la mort au combat de deux de ses amis : il en témoignera dans la revue La gerbe de septembre 1919.
Il obtient son premier poste de professeur de philosophie à Épernay, où il devient aussi secrétaire de La Ligue des Droits de l’homme, rencontrant Paul-Louis Couchoud et Julien Vocance. À leurs côtés, il s’initie déjà au haïkaï.
Il enseigne ensuite un an à Alger, puis à Reims où il étudie avec Jules Romains la paraoptique. De surcroît, il collabore à la revue Le Pampre, publication des frères Druart, et diffuse le haïkaï. Il est également séduit par le mouvement littéraire et la revue Le Grand Jeu.
Sa carrière de professeur sera régulièrement interrompue pour raisons diverses, notamment à cause de ses prises de position à contre-courant de l’idéologie au pouvoir.
René Maublanc joue sur de multiples fronts, enseignant, auteur de romans, poésie, pièces de théâtre, artiste, engagé politique… Il participe à de nombreuses revues : L’ouest-artiste, La Revue française de Prague, Europe, La Pensée, Le Pampre, anime la publication audacieuse Le Mouton blanc. Il coécrit aussi durant de nombreuses années avec Paul-Louis Couchoud : des traductions grecques, pièces de théâtre, romans cinématographiques, et poésie brève (surtout jusqu’en 1920). La pièce de théâtre Les rajeunis témoigne des interrogations et inquiétudes des deux jeunes intellectuels sur leur époque.
Il s’intéresse à la psychologie, pratique le chant, manie le pinceau, créant ses premiers haïgas parus dans la revue Le Pampre en 1923. La même année, il compile dans cette revue sa fameuse Anthologie-Bibliographie du haïku, ainsi que « les articles et ouvrages consacrés à la littérature japonaise depuis la fin du XIXe siècle. ».
En 1924, il publie son recueil Cent haïkaï et entretient des échanges franco-japonais autour du haïku.
De 1926 à 1934, il assure quelques cours, un préceptorat et enseigne à L’École Alsacienne de Paris. Militant convaincu, il participe, aux côtés d’Henri Wallon, au « Cercle de la Russie neuve », et diffuse le marxisme. Sa participation à des manifestations contre la montée du fascisme lui vaut un limogeage. Comme pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, l’idéologie communiste représente pour lui un espoir pour la lutte contre les discriminations et inégalités sociales.
Il s’insurge aussi contre le colonialisme (l’exposition coloniale de 1931 le scandalise, tout comme les surréalistes), s’engage dans des mouvements antifascistes, publiant dans la revue Commune, est réintégré comme professeur à Beauvais, en 1935, puis au Lycée Henri IV à Paris en 1936. Cette année est celle de la publication, par le Bureau d’éditions, de son pamphlet Le pacifisme et les intellectuels.
Ses parutions engagées se répartissent en trois groupes : « la lutte des classes expliquée aux enfants, front populaire et complots de cagoulards, morale et liberté. ».
Après guerre, il défend l’école laïque et républicaine et, dans Le marxisme et la liberté, il soutient que « la société sans classes peut seule permettre une liberté qui soit digne de ce nom. »
Participant au journal clandestin l’Université libre, il s’oppose aux arrestations et persécutions menées contre les militants antifascistes. En 1942, révoqué de l’enseignement, il entre dans la Résistance, sous le nom de Lenoir.
Rédacteur de La Pensée libre ensuite, il adhère au Parti communiste. Mais sa position est inconfortable : « bourgeois révolutionnaire, je risque d’être suspect à la fois aux révolutionnaires et aux bourgeois. »
À la libération, il devient chef du cabinet d’Henri Wallon provisoirement Secrétaire Général du ministère de l’Éducation nationale. Il défend l’idée d’une réforme de l’enseignement qui instaure l’égalité des chances pour tous les enfants.
Réintégré au Lycée Henri IV à Paris, il y reste quelques années, avant de se retirer à l’âge de 65 ans, laissant le souvenir d’un brillant pédagogue attaché à la liberté d’esprit. Il meurt quatre ans plus tard.

Pluie sur la mer.
Sur un clapotis de vagues,
Un cliquetis de gouttes.
                                               (Sauzon, « La mer »)

La deuxième partie du présent ouvrage publie Cent haïkaï de René MAUBLANC, (Maupré, éditions du Mouton Blanc, 1924). L’avertissement précise que l’auteur « a tâché que ses haïkaïs ne fussent point de simples phrases de prose coupées arbitrairement en trois, mais que cette tripartition répondît vraiment à des coupures de la pensée, donc à une nécessité interne ». On lit plus loin encore : « …on n’a pas cru, à cause des excessives différences entre la langue du Japon et la nôtre, qu’une règle de métrique utilisée en Extrême-Orient dût par là nécessairement s’imposer en France. ».
Cent haïkaï est organisé en six volets : « Les bêtes et les gens », « La nature », « Les saisons », « La mer », « L’amour », « La mort ».

Au piano.
Quatre mains
Un seul cœur.
                                               (« L’amour »

L’escalier de bois,
Son écho me fait mal.
Nous le montions ensemble
(« La mort »)

Les haïkus sont suivis de notes de Dominique Chipot : dates d’écriture, version initiale et corrections apportées par René Maublanc, commentaires sur la (re)formulation (la place des mots, leur choix, le passage d’un temps à un autre…), circonstances d’écriture... Le travail de réflexion met en évidence les efforts fournis par le haïjin pour oublier l’esprit de notre poésie française, en particulier ce qui peut apparaître « trop poétique » pour un haïku, ou superflu. Dominique Chipot dit de René Maublanc haïjin : « Toujours à la recherche du mot juste à la juste place. ».
Les corrections apportées vont dans le sens de la concision, elles donnent plus de légèreté et de puissance suggestive.
Les tercets ne sont pas toujours des haïkus, mais Dominique Chipot précise que l’époque apprivoisait tout juste le genre. Ils ne sont pas forcément écrits en dix-sept syllabes, encore moins en 5 / 7 / 5, pour les raisons évoquées plus haut.

Dans la section Autres Haïkaïs figurent les thèmes suivants : « L’Amour », « Tableaux de Peintre », « Pensées & Constats », « Des Croquis satiriques ». Il s’agit de haïkus retrouvés dans des calepins et petits carnets du haïjin. Dominique Chipot ajoute : « Mais la plupart étaient regroupés dans un paquet emballé de papier rose, écorné et jauni aux extrémités, sur lequel Maublanc avait écrit de sa main Cent haïkaïs Brouillon du manuscrit. ». Les pages intitulées « Des Haïkus » correspondent à des haïkus retrouvés dans différentes revues (La revue belge, le journal La volonté, Le Nord littéraire, Le pampre…).
Dominique Chipot note que le thème de l’amour occupe une large place : le fait est assez rare dans le haïku d’alors pour être relevé. Il commente également les autres thèmes, montre les évolutions du genre, plus précisément entre haïku satirique et senryû, pointe parfois un mélange des genres.

La dernière partie du livre offre un tableau du haïku des années 20. Le petit poème introduit par Paul-Louis Couchoud au tout début du XXe siècle, si différent de notre poésie, suscite chez les gens de lettres de la curiosité, soulevant aussi de nombreuses interrogations. Plusieurs publications voient très tôt le jour : la plaquette de haïkus Au fil de l’eau de Paul-Louis Couchoud, Albert Poncin et André Faure en 1905 ; Cent visions de guerre de Julien Vocance, en 1916 ; l’anthologie de haïkus de Jean Paulhan, diversement appréciée, parue dans la Nouvelle Revue Française (NRF) ; l’essai de 1923 de René Maublanc sur le Haï-Kaï français, qui soulève des réactions diverses. Il s’agit encore de définir les spécificités de ce genre « populaire » adapté à la sensibilité occidentale. René Maublanc publie également en 1923 son anthologie de 283 haïkus de 48 auteurs pour la revue Le pampre.
Le haïku est un genre nouveau à esquisser, apprivoiser, nommer. Quelle importance lui accorder ? Comment éviter l’écueil de tomber dans trop de banalité ? Quel rythme le haïku français doit-il adopter ? La musicalité est-elle importante ? Quid de la césure ? Malgré ce large questionnement, les poètes tombent, comme de nos jours, dans certains travers : phrase pliée, tercet, artifices divers... Et les haïkus d’alors sont dépourvus de kigo. En 1936, Kyoshi Takahama s’étonne de cette lacune : « il ne faut pas oublier le kidaï », ou allusion à la saison. Il y tient d’autant plus que les poètes réformateurs du Japon ont tendance à l’écarter.
Le haïku tombe dans l’oubli en France entre la fin des années 30 et la fin de la Guerre d’Algérie. La première association française de haïku voit le jour en 2003, sur l’initiative de Dominique Chipot et de Daniel Py.

Avec cet ouvrage sur le trop mal connu René Maublanc, Dominique Chipot clôt, dit-il, sa « trilogie consacrée aux premiers haïjins français »[1]. Ce travail tisse en même temps le lien entre la tâche accomplie par les pionniers divulgateurs du genre et les poètes du début du XXIe siècle. Ces derniers ont su donner au petit poème un nouvel essor en France. Aujourd’hui, le haïku a pris une dimension internationale.

Danièle Duteil


[1] Les deux autres volets sont Au fil de l’eau avec Paul-Louis Couchoud  (l’autoédition de 2013 est disponible sur le site internet de l’auteur : www.dominiquechipot.fr) et En pleine figure, haïkus de la guerre de 14-18 ; paru aux éditions Bruno Doucey en 2013.

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