Dominique Chipot
René Maublanc : Le haïku des années folles
Éditions
unicité, 2016, 18.00 €. ISBN : 978-2-372-355-032-0
Cet ouvrage de Dominique Chipot trace, à partir d’échanges
de courrier entre René Maublanc et son élève et ami André Bocquet, le portrait
du poète, philosophe, humaniste, pacifiste et grand diffuseur du haïku. Il présente
l’œuvre Cent Haïkaï de l’homme et porte à notre connaissance de nombreux
inédits auxquels il a pu accéder, assortis de commentaires. Il dresse également
un état des lieux du haïku en France dans les années 20, s’appuyant sur des
échanges épistolaires entre René Maublanc et ses amis, ainsi que sur des
articles de presse.
Les
événements qui ont jalonné la vie de René Maublanc sont multiples. Ils ont
forgé l’intellectuel et homme d’action engagé qu’il n’a cessé d’être.
L’« humaniste
nantais » naît en 1891 dans un milieu social bourgeois intellectuel. Après
ses études au lycée de Nantes, il obtient son bac de philosophie à Rennes (1908)
et intègre le Lycée Louis-Legrand à Paris ; en 1911, il est reçu à l’École
normale supérieure.
C’est
l’heure de la Grande Guerre. Réformé pour myopie, il sera toujours tourmenté
par la mort au combat de deux de ses amis : il en témoignera dans la revue
La gerbe de septembre 1919.
Il
obtient son premier poste de professeur de philosophie à Épernay, où il devient
aussi secrétaire de La Ligue des Droits de l’homme, rencontrant Paul-Louis
Couchoud et Julien Vocance. À leurs côtés, il s’initie déjà au haïkaï.
Il
enseigne ensuite un an à Alger, puis à Reims où il étudie avec Jules Romains la
paraoptique. De surcroît, il collabore à la revue Le Pampre, publication des frères Druart, et diffuse le haïkaï. Il
est également séduit par le mouvement littéraire et la revue Le Grand Jeu.
Sa
carrière de professeur sera régulièrement interrompue pour raisons diverses, notamment
à cause de ses prises de position à contre-courant de l’idéologie au pouvoir.
René
Maublanc joue sur de multiples fronts, enseignant, auteur de romans, poésie,
pièces de théâtre, artiste, engagé politique… Il participe à de nombreuses
revues : L’ouest-artiste, La Revue
française de Prague, Europe, La Pensée, Le Pampre, anime la publication
audacieuse Le Mouton blanc. Il coécrit
aussi durant de nombreuses années avec Paul-Louis Couchoud : des traductions
grecques, pièces de théâtre, romans cinématographiques, et poésie brève (surtout
jusqu’en 1920). La pièce de théâtre Les
rajeunis témoigne des interrogations et inquiétudes des deux jeunes
intellectuels sur leur époque.
Il
s’intéresse à la psychologie, pratique le chant, manie le pinceau, créant ses
premiers haïgas parus dans la revue Le
Pampre en 1923. La même année, il compile dans cette revue sa fameuse Anthologie-Bibliographie du haïku, ainsi
que « les articles et ouvrages consacrés à la littérature japonaise depuis
la fin du XIXe siècle. ».
En
1924, il publie son recueil Cent haïkaï
et entretient des échanges franco-japonais autour du haïku.
De
1926 à 1934, il assure quelques cours, un préceptorat et enseigne à L’École
Alsacienne de Paris. Militant convaincu, il participe, aux côtés d’Henri
Wallon, au « Cercle de la Russie neuve », et diffuse le marxisme. Sa
participation à des manifestations contre la montée du fascisme lui vaut un limogeage.
Comme pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, l’idéologie communiste
représente pour lui un espoir pour la lutte contre les discriminations et
inégalités sociales.
Il
s’insurge aussi contre le colonialisme (l’exposition coloniale de 1931 le
scandalise, tout comme les surréalistes), s’engage dans des mouvements
antifascistes, publiant dans la revue Commune,
est réintégré comme professeur à Beauvais, en 1935, puis au Lycée Henri IV à
Paris en 1936. Cette année est celle de la publication, par le Bureau
d’éditions, de son pamphlet Le pacifisme
et les intellectuels.
Ses
parutions engagées se répartissent en trois groupes : « la lutte des
classes expliquée aux enfants, front populaire et complots de cagoulards,
morale et liberté. ».
Après
guerre, il défend l’école laïque et républicaine et, dans Le marxisme et la liberté, il soutient que « la société sans
classes peut seule permettre une liberté qui soit digne de ce nom. »
Participant
au journal clandestin l’Université libre,
il s’oppose aux arrestations et persécutions menées contre les militants
antifascistes. En 1942, révoqué de l’enseignement, il entre dans la Résistance,
sous le nom de Lenoir.
Rédacteur
de La Pensée libre ensuite, il adhère
au Parti communiste. Mais sa position est inconfortable : « bourgeois
révolutionnaire, je risque d’être suspect à la fois aux révolutionnaires et aux
bourgeois. »
À
la libération, il devient chef du cabinet d’Henri Wallon provisoirement
Secrétaire Général du ministère de l’Éducation nationale. Il défend l’idée d’une
réforme de l’enseignement qui instaure l’égalité des chances pour tous les
enfants.
Réintégré au Lycée Henri IV à Paris, il
y reste quelques années, avant de se retirer à l’âge de 65 ans, laissant le
souvenir d’un brillant pédagogue attaché à la liberté d’esprit. Il meurt quatre
ans plus tard.
Pluie
sur la mer.
Sur un
clapotis de vagues,
Un
cliquetis de gouttes.
(Sauzon,
« La mer »)
La deuxième
partie du présent ouvrage publie Cent
haïkaï de René MAUBLANC, (Maupré, éditions du Mouton Blanc, 1924). L’avertissement précise
que l’auteur « a tâché que ses haïkaïs ne fussent point de simples phrases
de prose coupées arbitrairement en trois, mais que cette tripartition répondît
vraiment à des coupures de la pensée, donc à une nécessité interne ». On
lit plus loin encore : « …on n’a pas cru, à cause des excessives
différences entre la langue du Japon et la nôtre, qu’une règle de métrique
utilisée en Extrême-Orient dût par là nécessairement s’imposer en
France. ».
Cent haïkaï est organisé en six volets : « Les bêtes et les gens »,
« La nature », « Les saisons », « La mer »,
« L’amour », « La mort ».
Au piano.
Quatre mains
Un seul cœur.
(« L’amour »
L’escalier de bois,
Son écho me fait mal.
Nous le montions ensemble
(« La mort »)
Les haïkus sont suivis de notes de Dominique
Chipot : dates d’écriture, version initiale et corrections apportées par
René Maublanc, commentaires sur la (re)formulation (la place des mots, leur
choix, le passage d’un temps à un autre…), circonstances d’écriture... Le
travail de réflexion met en évidence les efforts fournis par le haïjin pour
oublier l’esprit de notre poésie française, en particulier ce qui peut
apparaître « trop poétique » pour un haïku, ou superflu. Dominique
Chipot dit de René Maublanc haïjin : « Toujours à la recherche du mot
juste à la juste place. ».
Les corrections apportées vont dans le sens de la
concision, elles donnent plus de légèreté et de puissance suggestive.
Les tercets ne sont pas toujours des haïkus, mais
Dominique Chipot précise que l’époque apprivoisait tout juste le genre. Ils ne
sont pas forcément écrits en dix-sept syllabes, encore moins en 5 / 7 / 5, pour
les raisons évoquées plus haut.
Dans la section Autres
Haïkaïs figurent les thèmes suivants : « L’Amour »,
« Tableaux de Peintre », « Pensées & Constats »,
« Des Croquis satiriques ». Il s’agit de haïkus retrouvés dans des
calepins et petits carnets du haïjin. Dominique Chipot ajoute :
« Mais la plupart étaient regroupés dans un paquet emballé de papier rose,
écorné et jauni aux extrémités, sur lequel Maublanc avait écrit de sa main Cent haïkaïs Brouillon du manuscrit. ».
Les pages intitulées « Des Haïkus » correspondent à des haïkus
retrouvés dans différentes revues (La
revue belge, le journal La volonté,
Le Nord littéraire, Le pampre…).
Dominique Chipot note que le thème de l’amour occupe
une large place : le fait est assez rare dans le haïku d’alors pour être relevé.
Il commente également les autres thèmes, montre les évolutions du genre, plus
précisément entre haïku satirique et senryû, pointe parfois un mélange des
genres.
La dernière partie du livre offre un tableau du haïku
des années 20. Le petit poème introduit par Paul-Louis Couchoud au tout début
du XXe siècle, si différent de notre poésie, suscite chez les gens
de lettres de la curiosité, soulevant aussi de nombreuses interrogations. Plusieurs
publications voient très tôt le jour : la plaquette de haïkus Au fil de l’eau de Paul-Louis Couchoud, Albert
Poncin et André Faure en 1905 ; Cent
visions de guerre de Julien Vocance, en 1916 ; l’anthologie de haïkus de
Jean Paulhan, diversement appréciée, parue dans la Nouvelle Revue Française (NRF) ; l’essai de 1923 de René
Maublanc sur le Haï-Kaï français, qui soulève des réactions diverses. Il s’agit
encore de définir les spécificités de ce genre « populaire » adapté à
la sensibilité occidentale. René Maublanc publie également en 1923 son
anthologie de 283 haïkus de 48 auteurs pour la revue Le pampre.
Le haïku est un genre nouveau à esquisser, apprivoiser,
nommer. Quelle importance lui accorder ? Comment éviter l’écueil de tomber
dans trop de banalité ? Quel rythme le haïku français doit-il adopter ?
La musicalité est-elle importante ? Quid de la césure ? Malgré ce
large questionnement, les poètes tombent, comme de nos jours, dans certains
travers : phrase pliée, tercet, artifices divers... Et les haïkus d’alors sont
dépourvus de kigo. En 1936, Kyoshi Takahama s’étonne de cette lacune : « il
ne faut pas oublier le kidaï », ou allusion à la saison. Il y tient d’autant
plus que les poètes réformateurs du Japon ont tendance à l’écarter.
Le haïku tombe dans l’oubli en France entre la fin des
années 30 et la fin de la Guerre d’Algérie. La première association française
de haïku voit le jour en 2003, sur l’initiative de Dominique Chipot et de Daniel
Py.
Avec cet ouvrage sur le trop mal connu René Maublanc, Dominique
Chipot clôt, dit-il, sa « trilogie consacrée aux premiers haïjins
français »[1]. Ce
travail tisse en même temps le lien entre la tâche accomplie par les pionniers divulgateurs
du genre et les poètes du début du XXIe siècle. Ces derniers ont su
donner au petit poème un nouvel essor en France. Aujourd’hui, le haïku a pris une
dimension internationale.
Danièle Duteil
[1]
Les deux autres volets sont Au fil de
l’eau avec Paul-Louis Couchoud
(l’autoédition de 2013 est disponible sur le site internet de
l’auteur : www.dominiquechipot.fr)
et En pleine figure, haïkus de la guerre
de 14-18 ; paru aux éditions Bruno Doucey en 2013.
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