lundi 30 mai 2016

HAÏBUN, REHLINGER GERMAIN : Pelote des jours



Pelote des jours, haïbun

 

de Germain Rehlinger



Avec Pelote des jours, Germain Rehlinger signe son deuxième recueil de haïbun. Je suis d’abord impressionnée par la table des matières proposant pas moins de cinquante textes. Puis, au feuilletage, par la variété des formes, et la variété tout court. La prose côtoie ici le haïku bien sûr, comme le genre haïbun le laisse présager, mais encore le tanka, ou des versets d’auteurs venant appuyer le propos. Parfois le haïbun revêt une forme de plus en plus prisée par les auteurs, vers libres et poésie. À la fin, les tankahaïku (tanka et haïku) fonctionnent à la manière d’un haïbun minimaliste, créant un climat de tension entre deux formes qui se télescopent pour mieux s’emboîter. Le dernier haïbun joue cette fois sur la graphie, taille des caractères, façon tableau d’ophtalmologue, pour suggérer avec humour, en rapetissant progressivement la lettre, un souci d’approcher la vérité, l’essentiel se dissimulant dans le minuscule, voire l’invisible.
Quant au titre, Pelote des jours, il fait allusion d’une part au jeu, à celui favori du chat, bouchon au bout de la ficelle, par exemple (Germain Rehlinger accorde quelques pages à ce fidèle compagnon à quatre pattes, membre de la famille), d’autre part  à la rotation créatrice, à la course des jours et de tout ce qui change autour de l’axe immobile de l’éternité. L’image de cette petite boule de fil qui se débobine et se rembobine, témoigne sans en avoir l’air d’une véritable conscience cosmique.

Pelote des jours pourrait se lire dans le désordre. C’est ce que je me suis amusée à faire d’abord, car chaque haïbun constitue une unité. Mais la seconde lecture, en suivant le déroulement normal du recueil, fait apparaître entre ces unités  le fil qui les relie : on rebondit sur un mot, une époque, un lieu,  une personne. À l’image du destin, le recueil de Germain Rehlinger est conçu comme un dédale de chemins qui se croisent et s’entrecroisent ; s’éclairant grâce à ce fil d’Ariane que l’auteur, plongé dans le labyrinthe de l’existence, dévide derrière lui.
Saisissant ce fil, je parcours le monde sur les pas du voyageur jeune, puis plus âgé : le Québec, le Népal, l’Inde, le Vietnam, la Mauritanie… Parfois, il nous aussi convie à ses voyages « immobiles », au Japon par exemple, depuis le Centre Européen d’Études Japonaises d’Alsace, ou simplement calé dans son fauteuil, goûtant une lecture dans l’intimité d’un jour qui s’éteint. À certains moments, les souvenirs affluent : « je me souviens », scande Germain Rehlinger, à la manière de Pérec. Page après page, il convoque l’histoire, la grande bien sûr, avec des anecdotes à propos de la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie, la sienne aussi, imbriquée, lui qui naquit dans les années cinquante dans cette Alsace-Lorraine éternellement ballotée entre deux territoires, déchirée, annexée, perdue, reprise… Lothrenger Platt, évoque la douleur du déracinement et du changement de langue ; ce haïbun, comme la plupart des autres d’ailleurs dans ce livre, revêt une portée universelle quand on songe à toutes les migrations de l’histoire, à commencer par celles des années présentes.
Le monde moderne, l’auteur le considère souvent avec amertume. Où sont passés les rêves de fraternité et d’une société meilleure, portés par tant de voix, à commencer par celles des intellectuels et artistes de tout bords, de la période soixante-huit et post-soixante-huitarde ?
« …je repense à cette époque avec une tendresse rajeunie, avec la mélancolie de mes jours », confie Germain.
Au fil des décennies, les idéaux se sont effrités et le monde est devenu exsangue.  C’était peu après mai 68… est un tanka prose, tout comme plusieurs textes de ce recueil. Le tanka, narration dans la narration, loin de jouer le même rôle que les haïku, fait affleurer des émotions d’une autre nature, de celles qu’on garde enfouies dans son for intérieur et qui remonte en surface à la faveur d’un souvenir jaillissant dans l’esprit, de quelques notes de musique ressuscitant un pan du passé, d’un dessin, portrait d’une aïeule à l’histoire mal connue : au gré des traits jetés sur le papier, émerge la conscience d’une histoire familiale privée encore de quelques-uns de ses maillons qui permettraient de reconstituer complètement la chaîne.
D’autres visages se dégagent, qui ont tissé, tissent encore, la toile quotidienne de l’auteur : copains, voisins, connaissances, bahut, maître, figures du village, intimes, oncle, tante cousin, épouse, fils… et cette mère trop tôt partie. On perçoit ici l’incompréhension, là un certain désarroi, plus loin la complicité, l’empathie vis-à-vis des semblables et du règne animal, ailleurs la satisfaction de s’être dépassé et souvent une grande tendresse exprimée avec beaucoup de poésie.
Germain Rehlinger s’ouvre aussi sur des moments fulgurants qui traversent son esprit, ses instants de lâcher-prise, ses rêves, éveillé ou endormi, la vie dans son entier pour tout dire, déroutante, passionnante, mystérieuse.
Un ouvrage fort, varié, bien construit, qui ne décevra personne.
Pelote des jours est richement illustré de la main de l’auteur, des peintures exécutées d’après photographies ou sur le vif, qui dévoilent d’autres traits de sa personnalité, un regard qui ne se satisfait pas de la surface des êtres et des choses, qui ressent la nécessité de comprendre de l’intérieur, en s’immergeant complètement dans les lieux et leur histoire, parmi ses semblables, sondant la société, explorant la culture et les différentes formes artistiques.

Danièle Duteil, le 30 mai 2016

Recension à paraître dans L'écho de l'étroit chemin ('AFAH) n° 20, juin 2016


Germain Rehlinger : Pelote des jours, haïbun ; préface de Monique Mérabet ; Éditions unicité, 2016 ; 15 €. ISBN : 978—2-37355-052-8.

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