mardi 31 mai 2016

TANKA, CHIPOT DOMINIQUE : Le Livre du Tanka francophone



Le Livre du Tanka francophone 

Dominique Chipot

éditions du Tanka francophone, 2011



Hasard du calendrier ? Le livre du tanka francophone a été publié au dernier trimestre 2011 et je remarque, à la lecture des premières pages,  que la célèbre poétesse de tanka japonaise, Yosano Akiko, foulait justement le sol de la capitale française en 1912. Les plus curieux pourront d’ailleurs prendre connaissance de cet épisode grâce à l’accès libre, en ligne, à la traduction par Claire Dodane[1] du récit intitulé Yosano Akiko (1878-1942) : Le séjour à Paris d’une Japonaise en 1912. A moins qu’ils ne préfèrent parcourir la version papier[2].

Si ce passage à Paris resta plutôt discret à l’époque, il est frappant de constater qu’un siècle plus tard, à quelques mois près, le petit poème qu’elle maniait avec tant de délicatesse, a fini par éclore dans le paysage poétique francophone.
Il était donc devenu intéressant et nécessaire de consacrer un ouvrage à cette aventure littéraire. L’auteur l’a bien compris qui choisit de nous l’offrir aujourd’hui et d’aborder ce sujet en quatre développements intitulés respectivement Les premiers tankas francophones, Ecole et revue du tanka international, L’art du tanka francophone, Du génie poétique : la rhétorique du waka.  

Dans Les premiers tankas francophones, Dominique Chipot relate la lente introduction de la poésie japonaise en France, à la fin du 19e siècle ; il est même question d’un « désert poétique » dû, semble-t-il à une « prééminence de la Chine sur le Japon » jusqu’en 1858.
Des figures se dégagent, auxquelles nous devons la diffusion de la littérature japonaise sur notre territoire à partir des années 1870. Tel est le cas par exemple de Léon de Rosny, auteur de différents travaux sur la poésie japonaise ; Judith Gautier, la première à adapter en Français des tankas japonais ; Paul Louis Couchoud qui, à l’aube du 20e siècle, donne à cette poésie un élan décisif grâce à une étude sur le haïku et à ses traductions de tankas ; Emile Lutz, premier auteur de tankas francophones connu à ce jour ; Jean-Richard Bloch, acteur du tanka des plus marquants ; Jean Paulhan, auteur de la première anthologie de haïku français ; ou encore Paul Fisch, René Druart, la poétesse de tanka Renée Gandolphe de Neuville.

Si le haïku rencontre en France un succès certain dès Paul-Louis Couchoud, le tanka peine à se faire reconnaître. En effet, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale qu’il gagne vraiment les salons littéraires parisiens, quand Hisayoshi Nagashima crée « un cénacle spécialiste du tanka » et que Jehanne Grandjean, poètesse à l’initiative du tanka régulier français, se joint à lui. À partir de 1953, paraît la Revue du Tanka International.
D’autres noms s’imposent encore en France en matière de littérature japonaise, comme celui de Roger Munier, dans le domaine du haïku, ou encore de Jacques Roubaud, oulipien, tandis qu’outre-Atlantique résonnent ceux de Jean-Aubert Loranger et, très près de nous, André Duhaime, promoteur incontesté du tanka.
La seconde revue de tanka est fondée au Québec par Patrick Simon, en 2007.

La deuxième partie du Livre du Tanka francophone, École et revue du tanka international, retrace d’abord l’histoire, plus exactement la Petite histoire illustrée, de l’École Internationale du Tanka (1948-1973) et développe les quatre objectifs recherchés : diffuser le tanka dans le monde, afin d’aider au rapprochement des peuples en favorisant l’écriture de tankas chacun dans sa langue ; réformer la poésie occidentale en l’orientant vers plus de simplicité et de sobriété ; œuvrer pour la paix des peuples et des âmes en créant des liens de fraternité à travers le tanka propre à réorienter le siècle vers le Beau ;  faciliter les échanges culturels entre la France et le Japon : des relations mises en place dès 1952, date de création à Tokyo d’une section japonaise de l’école du tanka.
D’autres écoles et revues sont inaugurées au Japon et, en 1957, est publiée l’anthologie intitulée Tanka international, dirigée par Maître Nobutsuna Sasaki, offrant des tankas en japonais et en français ainsi que dans la langue maternelle des contributeurs. Une autre anthologie paraîtra en 1967.
Cette seconde partie s’enrichit de la description d’Une séance à l’École Internationale du Tanka : lieux raffinés, personnalités de haut rang, ambiance pluri-artistique, séquences orchestrées en trois temps sur fond de causerie, récital et lectures de tankas, photographies d’époque à l’appui.
Elle fournit aussi moult détails sur La Revue du Tanka International éditée de 1953 à 1972 : tirage, aspect de la couverture, format, contenu (rubrique tankas illustrée de textes d’auteur.es francophones, japonais traduits, des fondateurs de l’école, Hisayoshi Nagashima et Jehanne Grandjean, et une quarantaine de poèmes écrits par des enfants),  financement de la revue couronnée en 1956 du prix de la Langue française décerné par l’Académie Française.
Suivent les portraits des fondateurs qui ont tant œuvré pour faciliter les échanges franco-japonais et promouvoir le tanka. Les lecteurs et lectrices prendront plaisir à découvrir par eux-mêmes, entre les pages de ce livre généreusement documenté de textes, manuscrits, photographies, portrait, Mme Jehanne Grandjean (1880-1982) et  M. Hisayoshi Nagashima (1896-1973).

Avec la troisième partie, L’art du tanka francophone, nous découvrons les règles essentielles à observer par quiconque souhaiterait devenir Kajin ou auteur.e de tanka.
L’accent est mis sur l’importance  de la musicalité et du rythme en 5 et 7, inscrit dans la tradition orale japonaise depuis les origines, qui renforce le sens sans recours à la rime. Mais les auteur.es contemporain.es ont défini « d’autres styles fixes » de tanka, présentés ici. Sont aussi à prendre en compte la césure et les divisions mêmes du poème.


L’oiseau dans sa cage
        Apaisé, dort maintenant ;
            Droite, sur la table
        S’élève la fumée mauve
        D’une blanche cigarette.
Hisayoshi Nagashima


les nuages
épais couvrent le matin –
une lumière
qui cache la vérité
du lit en désordre
Mike Montreuil, RTF6


Dominique Chipot montre encore combien la concision constitue une qualité indispensable à la pratique du tanka qui ne traite qu’un sujet à la fois tout en exprimant des sentiments, se gardant toutefois de conclure. Mme Grandjean elle-même dispense ses conseils avisés : « Cette poésie symbolique, courte et aiguë laisse plus à compléter qu’elle n’exprime elle-même… ».
Le tanka ne donne jamais dans la banalité mais préfère l’originalité, écartant cependant tout maniérisme. Il décrit la réalité avec minutie à l’aide d’un vocabulaire simple mais expressif et exprime « l’intériorité du poète » en faisant sentir « son souci et son intérêt pour la nature ».
Suivent plusieurs préceptes parmi lesquels la justesse du mot et du propos soigneusement polis, la sincérité, la capacité à communiquer l’émotion, à suggérer… tandis que les thèmes abordés par le tanka sont commentés, assortis d’exemples empruntés aux thèmes du tanka classique (saisons, amour, voyages…) autant qu’à ceux du tanka contemporain (ville, métier, politique…).

Seul et couché
Sur un oreiller d’herbes
Je sentais un parfum d’amande :
C’était celui du prunier d’un clos
Qui noblement le répandait
Saïgyô (1117-1190)

Des chaluts du large
le vieux pêcheur de daurades
Connaît les effets
la cloche au bout de sa ligne
ne tintera bientôt plus
Philippe Quinta

Cette section pédagogique s’achève par l’étude du style, ou plutôt des styles (agencement, association, effet zoom…) sans omettre de souligner l’importance du questionnement ou de la réflexion : autant d’éléments qui contribuent à donner du caractère et de l’intérêt au tanka.

La quatrième partie de l’ouvrage, Du génie poétique, la rhétorique du tanka, dévoile encore des techniques spécifiques à la poésie japonaise mais dont la connaissance peut s’avérer nécessaire à l’auteur.e du tanka francophone qui s’en inspirera avec bénéfice. Ainsi, Dominique Chipot entreprend-il d’expliquer des notions telles que le « mot oreiller », le « mot d’introduction », le « mot pivot » ; ou bien l’homophonie et les « mots à double entente ». Il évoque de même « l’oreiller du poème », les « mots liés », les jeux de résonnance entre poème ancien et  poème contemporain. Chaque procédé poétique est annoncé en japonais, suivi de son idéogramme et traduit en français.

L’ouvrage s’achève sur une bibliographie détaillée référençant les Ouvrages traduits en français contenant des tankas (ou waka) japonais.

Bref, Dominique Chipot offre-là aux amateurs de littérature, et particulièrement de poésie, un véritable ouvrage de référence richement documenté dans sa partie historique et complété d’un volet pédagogique clair, articulé autour d’exemples précis, qui guidera avec bonheur aussi bien le Kajin en herbe que le Kajin plus expérimenté.

Danièle Duteil, avril 2012


[1] Claire Dodane est professeure en littérature comparée à l’Université Lyon 3 et elle est l’auteure d’un ouvrage intitulé Yosano Akiko, poète de la passion et figure de proue du féminisme japonais (Publications Orientalistes de France, 2000).

[2] Référence papier : Claire Dodane, « Yosano Akiko (1878-1942) », CLIO. Histoire, femmes et sociétés, 28 | 2008, 194-203.
Référence électronique : Claire Dodane, « Yosano Akiko (1878-1942) », CLIO. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 28 | 2008, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 03 avril 2012. URL : http://clio.revues.org/8652 ; DOI : 10.4000/clio.8652

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