Ban’ya Natshuishi
Cascade du
futur
100 haïkus traduits du japonais par Jean Antonini et
Keiko Tajima
Editions L’Harmattan, mars 2014, 11,50 € / ISBN :
978-2-343-03159-0
Publié dans "La Lettre de Ploc" n° 75
Vers le miracle du jour
il titube
le hérisson de la forêt
Lire
les haïkus d’un haïjin japonais contemporain constitue toujours un privilège,
surtout lorsqu’il s’agit d’un poète novateur de renom tel que Ban’ya Natshuishi.
Pour
qui méconnaît la langue du Pays du
Soleil levant, ou de tout autre pays d’ailleurs, la traduction offre
l’opportunité de pénétrer un univers poétique qui, sans elle, resterait clos.
Exercice
malaisé s’il en est que de transcrire dans sa langue la pensée d’un auteur
étranger, en particulier lorsqu’on touche à la littérature. Comment traduire l’humour,
les jeux de mots, approcher un concept
qui recouvre une réalité parfois un peu différente d’une langue à l’autre,
laisser entrevoir la polysémie d’un mot, faire sentir l’explicite, cerner les
expressions et les situations liées à un mythe issu de la genèse d’une société…
tout cela dans le respect du texte ? Jean Antonini souligne quelques unes
de ces difficultés. Cependant, le travail proposé étant précisément issu d’une
triple collaboration entre les deux traducteurs, l’un français, l’autre franco-japonaise,
adeptes du haïku, et l’auteur lui-même (naturellement consulté), bien des
écueils s’en trouvent évités. Ainsi, les fragments sont fréquemment annotés,
enrichis de commentaires sur un trait de civilisation ou d’histoire, l’origine
et le sens d’un mot, un épisode vécu par le poète…
Dans
son introduction, destinée à éclairer la lecture de Cascade du futur, Jean Antonini trace également la physionomie de
Ban’ya Natshuishi, poète « d’inspirations multiples » qui, à l’instar
de Bashô, effectue de nombreux déplacements, lesquels nourrissent ses haïkus
écrits dans « un large espace », souvent peuplé de personnages
mythiques ou créés par son imaginaire, et parsemé de références bouddhiques.
Bien
des aspects de l’écriture de Ban’ya Natshuishi sont encore mis en évidence par
Jean Antonini, dont certains apparaîtront sans doute au fil de l’exploration de
Cascade du futur, tandis que le choix
de l’angle d’approche adopté révèlera peut-être d’autres dimensions.
Le
haïku d’ouverture de Cascade du futur
fait allusion au jeu :
Sous le ciel tourbillonnant
je fais tinter par jeu
des boules de verre
il
est immédiatement suivi par un autre, même sensation de vertige, qui le
complète et livre une amorce de sens :
Bousculé
dégringolant l’escalier
je deviens arc-en-ciel
La
lecture de ces deux poèmes rappelle la théorie d’Eugène Fink dans Le jeu comme symbole du monde qui fait
apparaître le monde comme un jeu sans
joueur et l’homme à la fois comme joueur
et jouet.
« Dans
le jeu, l'homme se « transcende » lui-même, il dépasse les
déterminations dont il s'est entouré et dans lesquelles il s'est
« réalisé », il rend pour ainsi dire révocables les décisions
irrévocables de sa liberté, il saute hors de lui-même, il plonge dans le fond
vital de possibilités originelles en laissant derrière lui toute situation
fixée, il peut toujours recommencer et rejeter le fardeau de son
histoire. »[1]
Prise dans la maison
l’hirondelle aux ailes humides
se démène
Dans
ce monde facétieux, rien n’est acquis d’avance pour les êtres vivants et c’est
à travers l’effort, la difficulté, voire la violence, qu’ils se libèreront de
l’emprise maternelle, sociale ou liée à leur condition d’humain, pour voir
s’ouvrir d’autres voies…
Nécessité
du forte du
plein hiver
pour le fœtus
Que l’idiot-lumière
vous avale !
Deux poings !
Issu
du chaos cosmique,
Au-dessus de la mer
un éclair
viole la Voie lactée
l’homme
recherche, affronte la vérité jaillie de l’effraction ou de la dislocation.
Tempête de sable
ma tête est composée
d’innombrables versants
La
poésie de Ban’ya Natshuishi naît véritablement du choc, choc des mots, des
images, de la césure. Si elle déstabilise profondément le/la lect.eur/trice peu
accoutumé.e à ce genre de haïkus, son effet de morcellement et d’éclatement
participe de la transcendance recherchée par le poète, au même titre que le
jeu, qui le lie à la fois à l’origine - l’enfance - et au cosmos.
Montagne de l’Est
Je compare ma stature
avec ton squelette
Ainsi,
tous les renversements de situations apparaissent possibles et l’homme peut
appréhender l’espace dans sa globalité :
Le nid de Natshuishi Ban’ya
est le ciel
extrêmement coloré
Cet
espace, où se fondre afin de l’explorer et en saisir l’essence, est résolument
investi par le corps qui devient cosmique :
L’ouverture
des nuages cotonneux
c’est ma tête
Parfois le vide
passe à travers la glande lacrymale
parfois des nuages blancs
But du voyage
devenir
vide musclé
Avec mes poumons
je discerne le sol sableux
et le ciel azur
Ciel élevé
le corps symphonique
seul
Sur ma langue
apparaît un temple
Allegro
Bien
sûr, en corollaire avec le jeu, surgit la dimension onirique, relativement
développée dans Cascade du futur.
Le
rêve, provoqué ou involontaire, explore les zones obscures, méconnues du
cerveau, donnant souvent lieu à des scènes surréalistes. Jean Antonini évoque
de même l’empreinte surréaliste de certains haïkus de Ban’ya Natshuishi. Le
rêve s’impose sans aucun doute comme un chemin inexploré vers la connaissance
et la symbiose avec le monde.
Entrer dans le rêve
d’un gros poisson du Sud
envie de crier
Grandes chutes d’eau
un homme qui est mort
rêvant d’un éléphant
Rencontrons
les corbeaux de Shinjuku
dans nos rêves
Sur
cette voie, quelle différence entre l’humain et l’animal, qui se confondent à
maintes reprises ?
À l’horizon enténébré
la jeune épouse
du requin
Tout
comme le rêve, le mythe reconnecte le cerveau avec ses structures les plus
profondes, avec la culture et les croyances d’un peuple. Tous deux participent
du réel et de l’irréel, et constituent des composantes indéniables de chaque
être humain. Certes, la science explique le monde de manière rationnelle. Mais
les mythes et les légendes servent également à le comprendre. Ban’ya Natshuishi
y recourt, n’hésitant pas souvent à créer ses propres figures.
Fin du 20e siècle
à Kyoto somnole
la pierre Dieu-des-dents
Fumée d’eau
Est-Ouest-Sud-Nord
du Roi Lapis Lazuli
À l’Orient
Brouillard Géant
s’est allongé
Soucieux
d’explorer toutes les voies et les multiples approches du monde, le poète
s’appuie naturellement sur les fondamentaux du bouddhisme,
Ni vieillissement ni mort
ni disparition de vieillissement mort
Époux et épouse Roc
(« Le
sens principal de ce texte, écrit entre le 4e siècle et le 6e
siècle, est qu’il ne faut pas séparer la vacuité de la forme, ni la forme de la
vacuité », précise Jean Antonini)
Il
souligne aussi en maintes occasions, au cours de ses voyages, un événement, un aspect
ou une dimension spirituels :
Jour du Sabbat
traverser la mer
une coïncidence
En amont
une colonnade de voix
Crépuscule
(NdT : Composé à l’ancien sanctuaire du
Kumano-Hongu)
Les glands
Au-dessus de la brume
un homme en prière
Sur la fontaine d’Anne
de Marie et de Jésus
la pluie obscure
Un
entretien Natsuishi-Antonini vient compléter le recueil contribuant, comme l’introduction,
à mieux approcher le haïjin Ban’ya Natshuishi ainsi que son univers poétique
riche et complexe. On ne s’étonnera pas d’entendre de sa bouche que l’esprit
novateur de ses haïkus n’est pas spécialement bien reçu dans un Japon qui
« apprécie le féodalisme » et que, les Japonais étant « enfermés
dans la langue japonaise », les échanges artistiques s’en trouvent parfois
entravés.
Le
travail de traduction effectué par Jean Antonini et Keiko Tajima, est utilement
complété de notes nombreuses et détaillées qui rendent plus aisée et plutôt
intéressante la lecture de l’ensemble. Il n’en reste pas moins que bien des
haïkus de Ban’ya Natshuishi demeurent passablement éloignés du genre, beaucoup
plus concret ordinairement, pratiqué en Occident. Le poète sera-t-il suivi dans
cette voie ?
Danièle Duteil
[1] Extrait de l’ouvrage d’Eugène Fink Le Jeu comme symbole du monde, traduit de l’allemand
par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, 1966, Collection « Arguments », 248
pages, 25 € ; ISBN : 2707301302.
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