dimanche 29 mai 2016

HAÏKU, NATSHUISHI BAN'YA : Cascade du futur



Ban’ya Natshuishi

Cascade du futur

100 haïkus traduits du japonais par Jean Antonini et Keiko Tajima

Editions L’Harmattan, mars 2014, 11,50 € / ISBN : 978-2-343-03159-0

Publié dans "La Lettre de Ploc" n° 75


Vers le miracle du jour
il titube
le hérisson de la forêt

Lire les haïkus d’un haïjin japonais contemporain constitue toujours un privilège, surtout lorsqu’il s’agit d’un poète novateur de renom tel que Ban’ya Natshuishi.
Pour qui méconnaît la langue  du Pays du Soleil levant, ou de tout autre pays d’ailleurs, la traduction offre l’opportunité de pénétrer un univers poétique qui, sans elle, resterait clos.
Exercice malaisé s’il en est que de transcrire dans sa langue la pensée d’un auteur étranger, en particulier lorsqu’on touche à la littérature. Comment traduire l’humour, les jeux de mots,  approcher un concept qui recouvre une réalité parfois un peu différente d’une langue à l’autre, laisser entrevoir la polysémie d’un mot, faire sentir l’explicite, cerner les expressions et les situations liées à un mythe issu de la genèse d’une société… tout cela dans le respect du texte ? Jean Antonini souligne quelques unes de ces difficultés. Cependant, le travail proposé étant précisément issu d’une triple collaboration entre les deux traducteurs, l’un français, l’autre franco-japonaise, adeptes du haïku, et l’auteur lui-même (naturellement consulté), bien des écueils s’en trouvent évités. Ainsi, les fragments sont fréquemment annotés, enrichis de commentaires sur un trait de civilisation ou d’histoire, l’origine et le sens d’un mot, un épisode vécu par le poète…
Dans son introduction, destinée à éclairer la lecture de Cascade du futur, Jean Antonini trace également la physionomie de Ban’ya Natshuishi, poète « d’inspirations multiples » qui, à l’instar de Bashô, effectue de nombreux déplacements, lesquels nourrissent ses haïkus écrits dans « un large espace », souvent peuplé de personnages mythiques ou créés par son imaginaire, et parsemé de références bouddhiques.
Bien des aspects de l’écriture de Ban’ya Natshuishi sont encore mis en évidence par Jean Antonini, dont certains apparaîtront sans doute au fil de l’exploration de Cascade du futur, tandis que le choix de l’angle d’approche adopté révèlera peut-être d’autres dimensions.

Le haïku d’ouverture de Cascade du futur fait allusion au jeu :

Sous le ciel tourbillonnant
je fais tinter par jeu
des boules de verre

il est immédiatement suivi par un autre, même sensation de vertige, qui le complète et livre une amorce de sens :

Bousculé
dégringolant l’escalier
je deviens arc-en-ciel

La lecture de ces deux poèmes rappelle la théorie d’Eugène Fink dans Le jeu comme symbole du monde qui fait apparaître le monde comme un jeu sans joueur et l’homme à la fois comme joueur et jouet.
« Dans le jeu, l'homme se « transcende » lui-même, il dépasse les déterminations dont il s'est entouré et dans lesquelles il s'est « réalisé », il rend pour ainsi dire révocables les décisions irrévocables de sa liberté, il saute hors de lui-même, il plonge dans le fond vital de possibilités originelles en laissant derrière lui toute situation fixée, il peut toujours recommencer et rejeter le fardeau de son histoire. »[1]

Prise dans la maison
l’hirondelle aux ailes humides
se démène

Dans ce monde facétieux, rien n’est acquis d’avance pour les êtres vivants et c’est à travers l’effort, la difficulté, voire la violence, qu’ils se libèreront de l’emprise maternelle, sociale ou liée à leur condition d’humain, pour voir s’ouvrir d’autres voies…

Nécessité
du forte du plein hiver
pour le fœtus

Que l’idiot-lumière
vous avale !
Deux poings !

Issu du chaos cosmique,

Au-dessus de la mer
un éclair
viole la Voie lactée

l’homme recherche, affronte la vérité jaillie de l’effraction ou de la dislocation.

Tempête de sable
ma tête est composée
d’innombrables versants


La poésie de Ban’ya Natshuishi naît véritablement du choc, choc des mots, des images, de la césure. Si elle déstabilise profondément le/la lect.eur/trice peu accoutumé.e à ce genre de haïkus, son effet de morcellement et d’éclatement participe de la transcendance recherchée par le poète, au même titre que le jeu, qui le lie à la fois à l’origine - l’enfance - et au cosmos.

Montagne de l’Est
Je compare ma stature
avec ton squelette

Ainsi, tous les renversements de situations apparaissent possibles et l’homme peut appréhender l’espace dans sa globalité :

Le nid de Natshuishi Ban’ya
est le ciel
extrêmement coloré

Cet espace, où se fondre afin de l’explorer et en saisir l’essence, est résolument investi par le corps qui devient cosmique :

L’ouverture
des nuages cotonneux
c’est ma tête

Parfois le vide
passe à travers la glande lacrymale
parfois des nuages blancs

But du voyage
devenir
vide musclé

Avec mes poumons
je discerne le sol sableux
et le ciel azur

Ciel élevé
le corps symphonique
seul

Sur ma langue
apparaît un temple
Allegro


Bien sûr, en corollaire avec le jeu, surgit la dimension onirique, relativement développée dans Cascade du futur.

Le rêve, provoqué ou involontaire, explore les zones obscures, méconnues du cerveau, donnant souvent lieu à des scènes surréalistes. Jean Antonini évoque de même l’empreinte surréaliste de certains haïkus de Ban’ya Natshuishi. Le rêve s’impose sans aucun doute comme un chemin inexploré vers la connaissance et la symbiose avec le monde.

Entrer dans le rêve
d’un gros poisson du Sud
envie de crier

Grandes chutes d’eau
un homme qui est mort
rêvant d’un éléphant

Rencontrons
les corbeaux de Shinjuku
dans nos rêves

Sur cette voie, quelle différence entre l’humain et l’animal, qui se confondent à maintes reprises ?

À l’horizon enténébré
la jeune épouse
du requin

Tout comme le rêve, le mythe reconnecte le cerveau avec ses structures les plus profondes, avec la culture et les croyances d’un peuple. Tous deux participent du réel et de l’irréel, et constituent des composantes indéniables de chaque être humain. Certes, la science explique le monde de manière rationnelle. Mais les mythes et les légendes servent également à le comprendre. Ban’ya Natshuishi y recourt, n’hésitant pas souvent à créer ses propres figures.

Fin du 20e siècle
à Kyoto somnole
la pierre Dieu-des-dents

Fumée d’eau
Est-Ouest-Sud-Nord
du Roi Lapis Lazuli

À l’Orient
Brouillard Géant
s’est allongé


Soucieux d’explorer toutes les voies et les multiples approches du monde, le poète s’appuie naturellement sur les fondamentaux du bouddhisme,

Ni vieillissement ni mort
ni disparition de vieillissement mort
Époux et épouse Roc

(« Le sens principal de ce texte, écrit entre le 4e siècle et le 6e siècle, est qu’il ne faut pas séparer la vacuité de la forme, ni la forme de la vacuité », précise Jean Antonini)

Il souligne aussi en maintes occasions, au cours de ses voyages, un événement, un aspect ou une dimension spirituels :

Jour du Sabbat
traverser la mer
une coïncidence

En amont
une colonnade de voix
Crépuscule
(NdT : Composé à l’ancien sanctuaire du Kumano-Hongu)

Les glands
Au-dessus de la brume
un homme en prière

Sur la fontaine d’Anne
de Marie et de Jésus
la pluie obscure


Un entretien Natsuishi-Antonini vient compléter le recueil contribuant, comme l’introduction, à mieux approcher le haïjin Ban’ya Natshuishi ainsi que son univers poétique riche et complexe. On ne s’étonnera pas d’entendre de sa bouche que l’esprit novateur de ses haïkus n’est pas spécialement bien reçu dans un Japon qui « apprécie le féodalisme » et que, les Japonais étant « enfermés dans la langue japonaise », les échanges artistiques s’en trouvent parfois entravés.
Le travail de traduction effectué par Jean Antonini et Keiko Tajima, est utilement complété de notes nombreuses et détaillées qui rendent plus aisée et plutôt intéressante la lecture de l’ensemble. Il n’en reste pas moins que bien des haïkus de Ban’ya Natshuishi demeurent passablement éloignés du genre, beaucoup plus concret ordinairement, pratiqué en Occident. Le poète sera-t-il suivi dans cette voie ? 

Danièle Duteil


[1] Extrait de l’ouvrage d’Eugène Fink Le Jeu comme symbole du monde, traduit de l’allemand par Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, 1966, Collection « Arguments », 248 pages, 25 € ; ISBN : 2707301302.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire