Francine CHICOINE, dir.
Le reste peut attendre
Collectif de haïkus, Québec
Le reste peut attendre
Collectif de haïkus, Québec
Rien n’est plus variable que la notion de temps :
elle est à la fois subjective et cosmologique, selon qu’elle s’applique à
l’univers ou à la personne. Elle est perçue différemment d’un individu à un
autre, et en fonction de l’âge, des circonstances, des époques, des cultures ou
encore des croyances, figurée ici comme un axe linéaire, là sous une forme
circulaire. Mais il existe un trait commun à tous les haïkistes : ils et elles
connaissent la valeur de l’instant présent, prompt à s’échapper, à basculer du
côté du passé, et déjà tout chargé du futur.
Le recueil Le
reste peut attendre donne la parole à neuf poètes et à un
photographe : ce sont autant de regards, de témoignages, sur le monde et
sur le temps qu’il nous est donné de vivre.
Claire du Sablon partage-t-elle la conception de Saint-Augustin,
qui considérait le temps comme une extension de l’âme ?
Dans Au fil du
temps, elle raconte qu’enfant, les
après-midi d’été […] lui paraissaient
longs et qu’ils se sont soudain rétrécis quand elle est devenue mère.
Chacun.e de nous a eu l’occasion de faire ce constat : la conscience du
temps s’impose plus aiguë au fur et à mesure que nous avançons en âge. Et
l’instant vécu se compose en quelque sorte de la somme d’une multitude de
fractions du temps universel, partagé en tous lieux, et d’un temps propre à
chacun.e.
Claire du Sablon parle des lieux qu’elle connaît
depuis l’enfance, une manière de relier le passé à un présent du même coup
dilaté, ou de se relier aux générations qui furent :
vieux
cimetière / dans les herbes hautes / je marche sur un ange
Mon refuge, de Carmen Leblanc, célèbre la vie, la beauté de la
nature intacte « où se côtoient le minuscule et le majuscule ».
Retirée, elle goûte les bienfaits d’un temps modifié, différent, aux silences
peuplés de frémissements, ouvert à la magie toujours renouvelée d’un paysage
scruté saison après saison.
La présence de l’être humain est ici très discrète,
s’effaçant devant la figure du grand
héron ou le souffle d’une brise automnale. Le temps au chalet se fait à la
fois plus lent et plus léger, rythmé par la seule ponctuation cosmique qui
recentre sur l’essentiel les animaux civilisés que nous sommes. Du même coup,
il nous « reprogramme » au diapason de l’univers.
une couleur
d’ambre / à la cime du merisier / l’heure du thé
Dans Il y a de
petits moments…, Hélène Bouchard décline l’art de savourer le temps, ce
nectar fragile et précieux, à petites gorgées. Les sens aux aguets, tout devient caresse, ravissement, apaisement…
et le temps se fait bulle de lumière ou bulle de musique, se distend à loisir,
se fractionne, progresse en pointillés, révèle ses facettes méconnues, épouse
la forme de l’être-même, débarrassé de ses pensées parasites, disponible,
désencombré :
Il y a de
petits moments où une image s’ébroue en pleine lumière, sur trois lignes, pour
dévoiler l’intimité de mon âme.
Illusion d’un instant peut-être, si prompt à
disparaître qu’un millième de seconde a son importance…
coup de vent
/ les poèmes s’envolent / avec mon cahier
Christine Gilliet évoque sa double culture,
franco-canadienne, dans le passage intitulé Quand
le double « je » se tait. C’est vrai que la relation au temps et
au monde peut paraître bien différente dans le cas d’une double appartenance
culturelle. Le temps de là-bas s’ajoute, se superpose peut-être, au temps d’ici,
tandis que l’espace, le chez moi, le je, tout est duel. Même si la personne
ne se sent pas forcément expatriée, l’abandon à l’instant présent, que permet
le haïku, devient une nécessité vitale, explique l’auteure. Alain Kervern
lui-même, dans la préface, estime que
la composition de haïkus est le fruit d’une stupeur primordiale où s’efface toute réelle identité. Ainsi, lorsque Christine se retrouve dans le sud de la France, elle laisse opérer la magie de l’instant qui livre bientôt ses sons, ses images et ses odeurs, pour réduire peu à peu au silence son double « je ».
la composition de haïkus est le fruit d’une stupeur primordiale où s’efface toute réelle identité. Ainsi, lorsque Christine se retrouve dans le sud de la France, elle laisse opérer la magie de l’instant qui livre bientôt ses sons, ses images et ses odeurs, pour réduire peu à peu au silence son double « je ».
baie à marée
basse / le blanc des rochers s’envole / avec les goélands
C’est Au pays du
soleil levant, que Monique Lévesque choisit de cueillir le moment présent,
se trouvant comme chez elle en territoire nippon :
Le fait de
marcher sur les traces d’écrivains japonais était pour moi le nécessaire
aboutissement de ma pratique du haïku…
Sa manière de vivre les différentes expériences, séjour dans un ryokan, découverte de
l’île de Miyajima, course en taxi… m’a rappelé ce célèbre haïku de Kobayashi
Issa :
À l'ombre des
fleurs de cerisiers / il n'est plus / d'étrangers[1]
Le séjour de Monique Lévesque au Japon réserve
pourtant plus
d’une surprise…
d’une surprise…
toilette du
Shinkansen / au lieu de la chasse d’eau / j’actionne l’alarme
bain à Kyoto
/ devant toutes ces femmes / ma nudité
Thérèse Bourdages voyage en d’autres contrées plus
obscures, s’interrogeant, dans Ainsi
soit-elle, sur la manière d’accompagner sa mère en fin de vie. La meilleure
voie consiste à accorder pleinement son temps à l’être cher en partageant le
sien sans concession. Dans ce temps compté, raccourci à l’extrême, la vie
trouve pourtant moyen de se raconter, urgence oblige, débarrassée de tout
fard :
… nous nous
retrouvions elle et moi dans une nudité consentie mutuellement.
Ainsi, sur le mode narratif, la temporalité s’élargit.
Simultanément, chaque détail prend des proportions inhabituelles et l’objet le
plus banal revêt une importance nouvelle :
chambre 402 /
ses pantoufles encore neuves / sous son lit
Pour Claude Rodrigue, dans Évocation, l’acuité sensorielle de notre corps est surprenante.
Alors qu’on pense avoir oublié un événement du passé, la mémoire des sens le
réactive. Il peut ainsi ressurgir dans les moindres détails. Le haïku, qui
correspond à une prise de conscience sensorielle de l’instant présent, modifie
le rapport au temps : comme si je me
retrouvais dans la situation évoquée, confie Claude Rodrigue, qui note encore,
je l’ai remarqué aussi, que les auteurs exploitent inégalement les cinq sens, les poèmes étant
davantage inspirés par la vue et
par l’ouïe.
par l’ouïe.
Mais ses haïkus explorent le champ sensoriel dans
toute son étendue :
une main sur
ma hanche / dans le wagon bondé / une odeur de femme
Odette Boulanger a appris, grâce au haïku, à discerner
Le minuscule dans le quotidien. Elle
ne regarde plus l’existence comme un seul bloc, mais en extrait des instants de
vie plus intenses qui lui font redécouvrir son environnement, les gestes
coutumiers et les moments partagés avec ses proches. Ainsi, le temps, et les
événements qui parfois pourraient paraître uniformes, prennent un relief
nouveau. On se rend compte finalement que l’attention portée au détail, non
seulement permet de vivre plus en profondeur le présent, mais encore convoque
le passé dans l’expérience vécue ici
et maintenant :
dans la
falaise / un gastéropode fossile / effleurer ses rainures
Avec Tous
apparentés, Gibert Banville témoigne de sa compassion pour le règne animal,
duquel il se sent très proche :
Comme toute
créature, je fais l’objet du processus universel de sélection naturelle.
Élevé au contact de la nature, il a très tôt pris
conscience des rythmes vitaux, qui au travers des grands cycles de la création,
lui ont appris la notion de temps. Le haïku lui a peut-être enseigné une
approche encore plus affinée du monde. En tout cas, il va son chemin, emboîtant
ses pas dans ceux des êtres qui l’ont précédé, et montrant aux suivants la
route commune.
nouvelle
neige / mêlées aux pistes du chat / mes empreintes de pas
Le reste peut
attendre, s’ouvre à la manière d’un
éventail : chaque pli libère un témoignage, révélant un.e auteur.e, son
univers intime, sa manière d’appréhender l’existence et le temps qui passe. Ce
temps, les poètes le capturent dans son instantanéité, sachant combien le
moment présent vaut d’être vécu intensément afin de rester à jamais gravé dans
la mémoire. Les photographies en noir et blanc de Michel Desbiens entretiennent
avec les haïkus un dialogue complice, déployant pareillement la poésie de
l’éternel et de l’éphémère.
Danièle Duteil
[1]
Issa, in Anthologie du poème court japonais, présentation, choix et traduction
de Corinne Atlan et Zéno Bianu ; Poésie/Gallimard,
2012. ISBN : 978-2-07-041306-5
Préface d’Alain Kervern. Éditions David, 1er trim.
2016, 14,95 $.
« Voix intérieures - haïku ». Publié en
format imprimé(s) ou électronique(s).
ISBN : 978-2-89597-539-7 – ISBN :
978-2-89597-566-3 (pdf).
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