jeudi 13 octobre 2016

Francine CHICOINE, dir.

Le reste peut attendre


Collectif de haïkus, Québec





Rien n’est plus variable que la notion de temps : elle est à la fois subjective et cosmologique, selon qu’elle s’applique à l’univers ou à la personne. Elle est perçue différemment d’un individu à un autre, et en fonction de l’âge, des circonstances, des époques, des cultures ou encore des croyances, figurée ici comme un axe linéaire, là sous une forme circulaire. Mais il existe un trait commun à tous les haïkistes : ils et elles connaissent la valeur de l’instant présent, prompt à s’échapper, à basculer du côté du passé, et déjà tout chargé du futur.
Le recueil Le reste peut attendre donne la parole à neuf poètes et à un photographe : ce sont autant de regards, de témoignages, sur le monde et sur le temps qu’il nous est donné de vivre.

Claire du Sablon partage-t-elle la conception de Saint-Augustin, qui considérait le temps comme une extension de l’âme ?
Dans Au fil du temps, elle raconte qu’enfant, les après-midi d’été […] lui paraissaient longs et qu’ils se sont soudain rétrécis quand elle est devenue mère. Chacun.e de nous a eu l’occasion de faire ce constat : la conscience du temps s’impose plus aiguë au fur et à mesure que nous avançons en âge. Et l’instant vécu se compose en quelque sorte de la somme d’une multitude de fractions du temps universel, partagé en tous lieux, et d’un temps propre à chacun.e.
Claire du Sablon parle des lieux qu’elle connaît depuis l’enfance, une manière de relier le passé à un présent du même coup dilaté, ou de se relier aux générations qui furent :
vieux cimetière / dans les herbes hautes / je marche sur un ange

Mon refuge, de Carmen Leblanc, célèbre la vie, la beauté de la nature intacte « où se côtoient le minuscule et le majuscule ». Retirée, elle goûte les bienfaits d’un temps modifié, différent, aux silences peuplés de frémissements, ouvert à la magie toujours renouvelée d’un paysage scruté saison après saison.
La présence de l’être humain est ici très discrète, s’effaçant devant la figure du grand héron ou le souffle d’une brise automnale. Le temps au chalet se fait à la fois plus lent et plus léger, rythmé par la seule ponctuation cosmique qui recentre sur l’essentiel les animaux civilisés que nous sommes. Du même coup, il nous « reprogramme » au diapason de l’univers.
une couleur d’ambre / à la cime du merisier / l’heure du thé

Dans Il y a de petits moments…, Hélène Bouchard décline l’art de savourer le temps, ce nectar fragile et précieux, à petites gorgées. Les sens aux aguets, tout devient caresse, ravissement, apaisement… et le temps se fait bulle de lumière ou bulle de musique, se distend à loisir, se fractionne, progresse en pointillés, révèle ses facettes méconnues, épouse la forme de l’être-même, débarrassé de ses pensées parasites, disponible, désencombré :
Il y a de petits moments où une image s’ébroue en pleine lumière, sur trois lignes, pour dévoiler l’intimité de mon âme.
Illusion d’un instant peut-être, si prompt à disparaître qu’un millième de seconde a son importance…
coup de vent / les poèmes s’envolent / avec mon cahier

Christine Gilliet évoque sa double culture, franco-canadienne, dans le passage intitulé Quand le double « je » se tait. C’est vrai que la relation au temps et au monde peut paraître bien différente dans le cas d’une double appartenance culturelle. Le temps de là-bas s’ajoute, se superpose peut-être, au temps d’ici, tandis que l’espace, le chez moi, le je, tout est duel. Même si la personne ne se sent pas forcément expatriée, l’abandon à l’instant présent, que permet le haïku, devient une nécessité vitale, explique l’auteure. Alain Kervern lui-même, dans la préface, estime que
la composition de haïkus est le fruit d’une stupeur primordiale où s’efface toute réelle identité. Ainsi, lorsque Christine se retrouve dans le sud de la France, elle laisse opérer la magie de l’instant qui livre bientôt ses sons, ses images et ses odeurs, pour réduire peu à peu au silence son double « je ».
baie à marée basse / le blanc des rochers s’envole / avec les goélands

C’est Au pays du soleil levant, que Monique Lévesque choisit de cueillir le moment présent, se trouvant comme chez elle en territoire nippon :
Le fait de marcher sur les traces d’écrivains japonais était pour moi le nécessaire aboutissement de ma pratique du haïku
Sa manière de vivre les différentes expériences, séjour dans un ryokan, découverte de l’île de Miyajima, course en taxi… m’a rappelé ce célèbre haïku de Kobayashi Issa :
À l'ombre des fleurs de cerisiers / il n'est plus / d'étrangers[1]
Le séjour de Monique Lévesque au Japon réserve pourtant plus
d’une surprise…
toilette du Shinkansen / au lieu de la chasse d’eau / j’actionne l’alarme
bain à Kyoto / devant toutes ces femmes / ma nudité

Thérèse Bourdages voyage en d’autres contrées plus obscures, s’interrogeant, dans Ainsi soit-elle, sur la manière d’accompagner sa mère en fin de vie. La meilleure voie consiste à accorder pleinement son temps à l’être cher en partageant le sien sans concession. Dans ce temps compté, raccourci à l’extrême, la vie trouve pourtant moyen de se raconter, urgence oblige, débarrassée de tout fard :
… nous nous retrouvions elle et moi dans une nudité consentie mutuellement.
Ainsi, sur le mode narratif, la temporalité s’élargit. Simultanément, chaque détail prend des proportions inhabituelles et l’objet le plus banal revêt une importance nouvelle :
chambre 402 / ses pantoufles encore neuves / sous son lit

Pour Claude Rodrigue, dans Évocation, l’acuité sensorielle de notre corps est surprenante. Alors qu’on pense avoir oublié un événement du passé, la mémoire des sens le réactive. Il peut ainsi ressurgir dans les moindres détails. Le haïku, qui correspond à une prise de conscience sensorielle de l’instant présent, modifie le rapport au temps : comme si je me retrouvais dans la situation évoquée, confie Claude Rodrigue, qui note encore, je l’ai remarqué aussi, que les auteurs exploitent inégalement les cinq sens, les poèmes étant davantage inspirés par la vue et
par l’ouïe
.
Mais ses haïkus explorent le champ sensoriel dans toute son étendue :
une main sur ma hanche / dans le wagon bondé / une odeur de femme

Odette Boulanger a appris, grâce au haïku, à discerner Le minuscule dans le quotidien. Elle ne regarde plus l’existence comme un seul bloc, mais en extrait des instants de vie plus intenses qui lui font redécouvrir son environnement, les gestes coutumiers et les moments partagés avec ses proches. Ainsi, le temps, et les événements qui parfois pourraient paraître uniformes, prennent un relief nouveau. On se rend compte finalement que l’attention portée au détail, non seulement permet de vivre plus en profondeur le présent, mais encore convoque le passé dans l’expérience vécue ici et maintenant :
dans la falaise / un gastéropode fossile / effleurer ses rainures

Avec Tous apparentés, Gibert Banville témoigne de sa compassion pour le règne animal, duquel il se sent très proche :
Comme toute créature, je fais l’objet du processus universel de sélection naturelle.
Élevé au contact de la nature, il a très tôt pris conscience des rythmes vitaux, qui au travers des grands cycles de la création, lui ont appris la notion de temps. Le haïku lui a peut-être enseigné une approche encore plus affinée du monde. En tout cas, il va son chemin, emboîtant ses pas dans ceux des êtres qui l’ont précédé, et montrant aux suivants la route commune.
nouvelle neige / mêlées aux pistes du chat / mes empreintes de pas

Le reste peut attendre, s’ouvre à la manière d’un éventail : chaque pli libère un témoignage, révélant un.e auteur.e, son univers intime, sa manière d’appréhender l’existence et le temps qui passe. Ce temps, les poètes le capturent dans son instantanéité, sachant combien le moment présent vaut d’être vécu intensément afin de rester à jamais gravé dans la mémoire. Les photographies en noir et blanc de Michel Desbiens entretiennent avec les haïkus un dialogue complice, déployant pareillement la poésie de l’éternel et de l’éphémère.

Danièle Duteil


[1] Issa, in Anthologie du poème court japonais, présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu ; Poésie/Gallimard, 2012. ISBN : 978-2-07-041306-5





Préface d’Alain Kervern. Éditions David, 1er trim. 2016, 14,95 $.
« Voix intérieures - haïku ». Publié en format imprimé(s) ou électronique(s).
ISBN : 978-2-89597-539-7 – ISBN : 978-2-89597-566-3 (pdf).

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