dimanche 26 mars 2017

ANDRE CAYREL : ENCHANTER LA VIE




Enchanter la vie, tanka, dessins et photos d’André Cayrel, 102 pages. Editions  D’un jardin dirigées par Alhama Garcia, février 2017. Prix : 12.66 €. ISBN : 978295539934.



Le tanka est un poème bref ancien remontant au début de la littérature japonaise. Abordant des sujets nobles tels que la nature, l’amour, la mort… il privilégie l’expression esthétique, procédant par touches légères. Ce faisant, il effleure le sens, suspendu au bord du dire, sous-tendu par l’allusion ou la métaphore, alors que s’esquisse une histoire intime, nichée aux confins de la pensée, dans l’interstice des mots.

Dans son recueil, Enchanter la vie, André Cayrel sait la vertu du silence, ombre, nuage ou page blanche, qui n’attendent que la rencontre du poète pour se mettre à vibrer. Les quintiles ici portent la joie d’un matin d’oiseau, d’une libellule en plongée, d’un regard féminin « ciel bleu frais », d’un « premier rendez-vous ».
L’univers poétique de l’homme est indissociable de la femme. Elle est toujours à ses côtés, fantasmée ou bien réelle ; on pense aux paroles d’Eluard débutant son très beau poème, L’amoureuse : « Elle est debout sur mes paupières […] / Ses rêves en pleine lumière / Font s’évaporer les soleils »[1]. Il perçoit le monde par et à travers elle, ou plutôt elles, car il est amoureux de toutes, chacune lui laissant entrevoir des délices.

ses lèvres salées
après la mer, les sucrées
c’est pour le goûter
tous les goûts de sa nature
condensés dans ses baisers

La vie, telle que célébrée dans Enchanter la vie, se veut explosion des sens. Elle est amandier en fleur, « pommes rouges » et figue chaude, marguerites effeuillées, caresses et « corps flous », « silence blanc », soleil levant, soleil couchant, verre de vin et bourdon ivre, étoile filante, soir d’automne, lune rousse, « champs d’oiseaux », parfum d’herbe, lèvres de femme… L’auteur se gorge de ces joies éphémères, escortes saisonnières de sa pérégrination peuplée de « désirs brûlants », à fleur de peau, à fleur de rire.

gorge rose sein
la couleur et la douceur
avant le soleil
jamais de mémoire de roses
elle n’a vu un jardinier

            André Cayrel cueille le fruit lorsqu’il s’offre, sachant très bien qu’en ce monde changeant rien n’est définitif, car « la vie c’est comme ça / on joue des petites pièces / sans savoir la fin ». Le rideau peut tomber à tout moment, une silhouette s’esquive, aussitôt remplacée par une autre… laissant parfois, « quand vient le soir », résonner quelques tendres rires échappés de derrière le rideau.

Entre clins d’œil et frivolités, le ton se révolte parfois, devant la souffrance des plus faibles, ou face aux discriminations et inégalités. Il s’embrume aussi au souvenir d’un ami défunt, d’un amour prenant fin, à l’évocation d’« un énième anniversaire », d’un cahier d’écolier retrouvé, en contemplant une photo ancienne où le bonheur jaillit aux coins des lèvres….
La saveur de l’instant présent se mesure à l’aune du vécu, selon son tracé, la densité de son trait et des événements qui en ont tissé la trame. La banalité sans doute, mais ô combien précieuse ! Lorsque la patine des ans teinte la vie de son lustre, certains contours s’adoucissent, donnant du prix à une foule de petits moments, qui peut-être étaient passés inaperçus, ou insignifiants. L’esthétique japonaise est très attachée au concept de wabi-sabi qui exprime la beauté des choses simples polies par le temps et dont la vue suscite une vague mélancolie sereine. Les tanka d’André Cayrel relèvent de cette notion, illustrée aussi par l’impression d’évanescence émanant de certains de ses clichés en noir et blanc.

L’histoire, c’est évident, s’écrit à la fin, à partir des ingrédients composites qui jour après jour, sculptent l’ossature de l’existence : les événements de toute nature, les êtres,  père, enfant, ami, amoureuse, passante… les lieux, « jardin en friche », bastide provençale, monts d’Aubrac et sommets enneigés… les objets, portrait jauni, « vieille moleskine »… les parfums remontant de jadis, « lavande en mille feuilles », « l’odeur de l’encre entre les phrases effacées ». Tous ces souvenirs déroulent un long chemin qui, de l’homme, raconte le parcours et la vérité.
L’expérience spirituelle du pèlerinage de Compostelle, évoquée parfois avec humour par le poète, prend ainsi l’allure d’une métaphore : celle de la quête de soi, de la recherche des valeurs authentiques et du mystère de la vie. Sa portée est universelle.
Il en ressort une exceptionnelle acuité du regard,  doublée d’une profonde méditation sur la destinée humaine.

vers Compostelle
je marche dans la lumière
mon ombre derrière
flotte sur la poussière
où ma chair retournera


Danièle DUTEIL


[1] Paul ELUARD : L'amoureuse, 4ème poème de Mourir de ne pas mourir, in Capitale de la douleur, recueil  paru pour la première fois en 1926.

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